Le noumène, tout être tel qu'il existe indépendamment des représentations mentales : connotations à ér et réponses à objections potentielles. :  ;  ; 



 

 Titre3 : Comment penser la chose en soi 
 PHARE

Dernières modifications :
14 novembre 2001



Texte intégral



our repérer des connotations qui ne conviennent guère à la chose en soi, la littérature idéaliste représente un terrain propice.  Les idéalistes ont compris que la nature de nos représentations dépendait plus de la nature de notre esprit que de la nature de l'objet perçu.  Ils ont conclu que pour nous il n'existe pas de monde à l'extérieur de nos représentations.  De là, il n'y a qu'un pas à faire pour soutenir qu'il n'y a pas de « choses » comme telles et que tout objet tient sa source dans les possibilités de l'esprit ; ce qui conduira parfois à nier la nécessité de la chose en soi.

Stéphane Doyon a rédigé un texte où il expose le rôle du concept de chose en soi chez Ernst Cassirer (1).  La philosophie d' Ernst Cassirer est un idéalisme critique.  Le concept de chose en soi y trouve une place, mais il semble donner lieu à une pluralité de sens.  Le texte de Doyon m'a paru être une excellente synthèse des idées de Cassirer concernant cette question.  Il pourra donc être fort utile pour mettre en lumière les divers sens qui peuvent, à l'occasion, être attribués aux expressions 'noumène' et 'chose en soi'.  Nous y voyons d'abord le concept de chose en soi associé à l'intelligible, puis nous le voyons contesté sous prétexte qu'il ne pourrait y avoir de « choses » en soi.  Dans le deuxième cas, on associe le mot 'chose' au concept d'objet matériel.  Dans les deux cas, on se méprend sur le sens du concept de chose en soi.  Cependant, il s'avérera que le sens exact de la chose en soi est reconnu, tant par Cassirer que par son commentateur.

HEGEL ET LA CHOSE EN SOI

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Pour nous situer un peu dans l'action, Doyon nous présente d'abord une critique acerbe qu'Hegel aurait déjà formulée à propos de la chose en soi.  Reprenons la citation :

La chose-en-soi (et sous la chose on comprend aussi l'esprit, Dieu) exprime l'ob-jet [...], dans la mesure où il est fait abstraction de tout ce qu'il est pour la conscience, de toutes les pensées déterminées qu'on en a.  Il est aisé de voir ce qui reste, — la complète abstraction, l'être totalement vide, qui n'est plus déterminé que comme au-delà; le négatif de la représentation, du sentiment, de la pensée déterminée, etc.  Mais tout aussi simple est la réflexion que ce caput mortuum lui-même n'est que le produit de la pensée, précisément de la pensée qui a progressé jusqu'à la pure abstraction, du Moi vide qui se donne pour ob-jet cette vide identité de lui-même (2).

On se dissimulerait difficilement le sarcasme de la remarque.  Par-delà ces traits qui relèvent davantage du spectacle et de la rhétorique que de la réflexion honnête, peut-on prélever, dans ce passage, une objection sérieuse au concept de chose en soi ?  Hegel semble dire que l'idée de ce qui existe au-delà de la pensée est une sotte idée parce qu'elle est elle-même... une idée... un produit de la pensée.  Sans être clairs sur ce que Hegel souhaite ultimement faire de cette idée, nous pouvons retenir de ce passage deux choses : une définition de la chose en soi et la raison que Hegel semble suggérer en fin de compte pour son rejet.

Hegel définit la chose en soi comme étant ce qui « exprime l'objet [...], dans la mesure où il est fait abstraction de tout ce qu'il est pour la conscience ».  Cette définition est satisfaisante, mais nous n'adopterons pas la précision que Hégel lui apporte lorsqu'il ajoute que la chose en soi ne serait que le négatif de la représentation.  Ce que pourrait être « le négatif » de nos représentations ne me paraît que trop bizarre pour en associer le concept à celui de la chose en soi.  Le « négatif » de la représentation ne serait-il pas son complément, dans le sens d'une autre moitié, comme la face cachée de la lune ?  Ou ce négatif serait-il le contraire de la représentation, comme l'électron est le contraire du proton ?  Mieux vaut en rester à la définition principale et comprendre par 'chose en soi' l'objet tel qu'il existe indépendamment de la représentation que nous en avons.

Hegel semble rejeter ce concept du revers de la main en soulignant que la chose en soi est elle-même une idée.  Qui ne voit pas là qu'un trait facile qui n'atteint point son but ?  L'être des choses ne différerait pas, ne serait pas autre que ou ne dépasserait pas dans l'étendue de son être l'étendue de la simple idée que mon cerveau d'homo sapien peut s'en faire et, ce, pour la simple et unique raison que l'idée d'un tel dépassement ne serait elle-même qu'une idée ?  De tels raisonnements ne peuvent avoir de sens que du point de vue d'une perspective bien étrange et anthropocentrique, pour ne pas dire cerveau-centrique, où l'« esprit » humain (comme si il n'y en avait qu'un) et la conscience divine sont pensés comme formant un tout.

Nous sommes ici au pied de ce massif qu'on nomme « idéalisme ».  L'intuition fondamentale de cette perspective est qu'il ne peut y avoir de forme (d'objet) sans un cerveau qui produise ces formes.  Cette intuition, en elle-même, n'est pas absolument fausse, d'abord, parce que nous pourrions comprendre par cette idée que, sans nier l'existence des objets, il est possible de concevoir que l'apparence de ces objets dépende surtout ou même entièrement de notre nature et non de la leur.  Cependant, cet idéalisme raisonnable pourrait être excédé par un idéalisme qui prétendrait que même l'idée qu'il puisse y avoir des objets, des choses en dehors de nous, suppose déjà l'espace, l'étendue, alors que ce sont là déjà des catégories qui dépendent entièrement de l'esprit.  De plus, oserait-on peut-être renchérir, n'est-ce pas que les expressions « formes », « objets » et « choses » se réfèrent à des concepts abstraits et n'est-ce pas que, si nous désirions nous référer à ce qui existe en dehors de ce que nous construisons avec notre esprit, il nous faudrait imaginer ce qui ne pourrait même pas être adéquatement désigné par des expressions telles que « formes », « objets » ou « choses » ?  Or, qu'est-ce qui ne peut être désigné par des expressions telles que 'formes', 'objets' ou 'choses', sinon rien du tout ?  Donc, il n'« existerait » rien en dehors de nos représentations.

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Il ne s'agit là que de raisonnements tordus et, si nous voulions être expéditifs, nous n'aurions qu'à les confronter à leur propre logique : l'idée que rien n'existe en dehors de nos idées n'est qu'une idée.  Cependant, il peut être utile d'exposer une réponse qui prenne ces raisonnements plus au sérieux.  Ceux-ci semblent prétendre que le noumène, concept qui désigne ce qui peut exister en dehors de nos représentations, serait un « caput mortuum » (une idée vide ?  Un point mort ?) parce qu'il serait lui-même une représentation.  Cependant, dans le contexte du réalisme que j'ai qualifié de phénoménologique (voir le contexte métaphysique), cette objection ne porte pas atteinte à la validité de ce concept.  Car, considérée simplement dans le contexte d'un tel réalisme, l'idée d'un être « X » qui existe en dehors de la représentation et qui — dans un certain sens, et non dans tous les sens — fonde la représentation est une idée nécessaire pour tout être de représentation.  L'être humain serait-il « prisonnier » d'un monde idéel, cela n'empêcherait pas le fait que, s'il tient à rester fidèle à son expérience, fidèle à ce monde d'images duquel il serait prisonnier, il se doit de présumer l'existence d'un être là qui, tout en provoquant la représentation, en resterait distinct.   En autres mots, le noumène est, sans aucun doute, « le produit de la pensée, précisément de la pensée qui a progressé jusqu'à la pure abstraction », mais c'est effectivement vers une telle abstraction que doit s'acheminer une pensée humaine fidèle à elle-même et à son expérience.

Le concept de noumène est donc nécessaire.  Si on tient à lui réserver des objections, c'est son importance qu'il faudra contester, et non plus sa validité.

CONFONDRE L'INTELLIGIBLE ET LA CHOSE EN SOI

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Venant maintenant aux textes de Cassirer, Doyon nous signale que celui-ci « ne peut évacuer complètement toute référence à de l'en soi, à de l'intelligible »(p. 835).  D'entrée de jeu, cela sous-entend donc qu'il serait désirable d'évacuer toute référence à l'en-soi et, surtout, que l'en-soi et l'intelligible sont synonymes.  Il est pourtant curieux de mettre l'en-soi sur le même plan que l'intelligible alors que, par définition, l'en-soi est précisément l'objet en tant qu'il est en lui-même, en dehors de toute représentation et donc en dehors de toute pensée, de toute intelligibilité .

C'est que 'intelligible' a lui-même un triple sens, dont seul le dernier correspond à ce que désigne l'expression 'en-soi'.  Malheureusement, par voie de confusion, on assimile le dernier sens au second, de sorte qu'on finit par oublier le sens de l'expression 'intelligible' dans lequel celle-ci devrait être comprise lorsqu'elle est employée pour désigner l'en-soi.  Dans un premier sens, 'intelligible' signifie « ce qui est compréhensible », comme lorsqu'on dira qu'il est « compréhensible que Julie ait hâte de revoir ses enfants ».  Ce sens ne pose aucune difficulté et n'est source d'aucune confusion.  Dans un deuxième sens, est intelligible ce qui ne peut être connu que par l'intelligence et non par les sens.  Nous pensons alors à des formules mathématiques ou à des objets théoriques comme les atomes ou les quanta.  Dans un dernier sens, 'intelligible' signifie manifestement le contraire : il signifie ce que nous ne pouvons nous représenter, c'est-à-dire, ce à quoi nous pouvons penser mais seulement d'une manière indéfinie, sans pouvoir lui assigner mentalement la moindre forme.

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Or, ce qu'il faut voir est que lorsque l'intelligible est pensé dans son deuxième sens, il est pensé par opposition au sensible.  Nous dirons, par exemple, que la lumière sensible est l'impression de couleur que nous éprouvons et que la lumière intelligible est notre conception physicaliste du phénomène : des photons de tel poids atomique, en ondulations de telle vitesse, de telle amplitude, etc.

De là, nous sommes aiguillonnés vers une fausse route lorsque nous pensons, non sans certaines raisons compréhensibles, que l'idée que nous avons de la lumière est plus vraie, plus représentative de la lumière « réelle » que ne le serait la sensation que nous en avons.  Nous serons alors portés à dire : la lumière, ce n'est pas vraiment un éclat de jaune, car ce n'est là qu'une impression subjective; la lumière « réelle » est constituée par ces ondes photoniques que captent nos yeux, provocant par là une sensation colorée.  Ainsi sommes-nous disposés à associer l'intelligible (l'idée... l' 'idéel') au réel et à voir dans l'intelligible plus de réel que dans le sensible.  Les impressions reçues des sens seraient fautives ; elles seraient corrigées par l'intelligence.  L'intelligence, c'est connu, est un instrument dont le rôle premier est de nous rapprocher du vrai.  Et à cela, il n'y a rien à rajouter ou à retrancher.

Il ne faut donc pas se surprendre si la confusion s'est produite entre le 'noumène', la chose en soi telle qu'elle est en elle-même et en dehors de toute représentation que nous pouvons avoir d'elle, et la 'chose intelligible', chose telle que nous pouvons l'imaginer en dehors de toute sensation.  Il n'y avait, pourtant, aucun rapport à faire entre l'un et l'autre.  Nous oublions que l'idée que nous avons de la lumière n'est pas moins subjective que ne l'est la sensation que nous en avons.  Nous devons nous rappeler que le noumène est ce qui existe indépendamment aussi bien de l'idée que de la sensation que nous pouvons en avoir.

L'idée qu'il nous est possible de construire d'un objet restera toujours limitée par les possibilités de notre esprit, par son mode catégoriel, lequel rend possible la représentation du monde.  C'est même pour cette raison entre autres qu'il nous faut croire qu'il existe nécessairement une différence de nature entre les êtres réels et leur apparence.  Les existants, tomates, brin d'herbe, pierre, n'attendent pas l'avènement de catégories nouvelles dans l'esprit humain pour avoir plus d'être.  La représentation sera toujours débordée de toutes parts par l'être en soi des objets représentés.

Ce n'est donc que d'une manière bien distante que nous pouvons associer la chose en soi à l'intelligible.  Elle peut être dite intelligible parce que, quoique nous ne puissions la saisir avec nos doigts ni la connaître avec notre intelligence, nous pouvons imaginer avec notre intelligence qu'il y a, pour tout objet physique, un être qui existe indépendamment de la représentation que nous en avons, un être dont la nature échapperait nécessairement à notre entendement.  La chose en soi serait un être intelligible, certes, mais seulement dans le sens où elle signifie une nature qui peut être, grâce à l'intelligence, imaginée comme nécessaire et comme nécessairement autre, sans toutefois qu'il nous soit possible d'imaginer cette nature même.

« L'ERREUR » DE L'IDÉALISME CLASSIQUE ET DE L'EMPIRISME

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L'erreur de l'idéalisme classique et de l'empirisme aurait été, selon Cassirer, de mal saisir l'articulation entre le spirituel et le sensible (p. 835).  Qu'est-ce que l'idéalisme classique et l'empirisme ?  Nous n'avons pas à chercher réponse à de telles questions dans le cadre de notre réflexion.  À ce point-ci, la question pour nous est de savoir quel rapport il pourrait y avoir entre, d'une part, le concept de noumène et, d'autre part, une dispute concernant le statut du spirituel et du sensible dans laquelle s'opposeraient une forme d'idéalisme à une forme d'empirisme.  Suivons donc ce discours, sans trop s'en approcher, pour voir ce que nous pouvons en apprendre.

Il ne s'agit pas de savoir, explique Cassirer, si c'est le spirituel qui précède le sensible ou si c'est l'inverse.  Dans les mots de Doyon, il s'agit pour Cassirer « de révéler et de manifester des fonctions fondamentales de l'esprit dans le matériau sensible. »(p. 835)  Nous voyons transparaître ici l'approche idéaliste : la forme de la sensation reflète la forme de l'esprit.  Soit.  Quoi d'autre pouvons-nous encore découvrir ?  « Si on adopte la position défendue par Cassirer », écrit Doyon, « alors l'illusion d'une séparation originaire entre l'intelligible et le sensible, entre l'idée et le phénomène, disparaît. »(p. 835, c'est moi qui souligne.)

Ces diverses formulations ne sont pas sans intérêt pour la question que nous avons retenue.  En effet, dans ces propositions, on devine le noumène assimilé à l'esprit et à l'intelligible et pensé par opposition au phénomène et au sensible.  Car la séparation entre l'intelligible et le sensible est pensée comme la séparation entre « l'idée et le phénomène ».  Comme le concept de phénomène n'a de sens que lorsqu'il est pensé par opposition à celui du noumène, il semblerait que l'intelligible, étant pensé par opposition au phénomène, soit ici associé au nouménal.  Nous avons vu qu'il s'agit là d'une fausse route, puisque le noumène s'oppose autant à l'intelligible qu'au sensible.  La compréhension du concept de noumène aurait donc été compromise par un débat concernant la préséance de l'intelligible sur le sensible.

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Quant au sens de ce débat, la citation qui suit pourra nous en éclairer le sens un peu plus et nous montrer de nouvelles raisons pour lesquelles le concept de chose en soi en n'est pas sorti indemne :

Nous sommes certes, ici aussi, restés les prisonniers d'un monde d'« images », mais il ne s'agit pas d'images qui reproduisent un monde de « choses » existant par soi, il s'agit de mondes d'images dont le principe et l'origine sont à chercher dans une création autonome de l'esprit lui-même.  C'est par eux et en eux que se constitue ce que nous appelons la « réalité » : car la plus haute vérité objective à laquelle l'esprit accède est en dernière analyse la forme de son propre agir (3).

Dans ce passage, Cassirer semble dire, « Bien sûr, nous sommes les prisonniers d'images, mais ce ne sont pas des images derrière lesquelles il y aurait autre chose. »  Mais pour ne pas être dans le tort, ne faudrait-il pas néanmoins préciser : « mais ce ne sont pas des images derrière lesquelles il y aurait autre chose que nous pourrions trouver ».  Ce qu'il y a « derrière » nos « images » du monde est ce qui, en quelque sorte, reste irrémédiablement introuvable.  Au lieu de suivre cette voie, Cassirer semble contester la séparation opposant l'intelligible au sensible en prétendant qu'il n'y a pas de chose en soi, dans le sens qu'il n'y a pas de substance, puisque la « substance » ne serait pas vraiment « substance » mais « idée ».  Mais il s'agit là d'une étrange formulation dont le principal désavantage, quelle qu'en soit la valeur intrinsèque, consiste en ce qu'elle porte un discrédit injustifié au concept de chose en soi : voulant faire valoir l'idée que l'image que nous avons du monde est essentiellement un reflet de notre esprit, plus notre monde que le monde, Cassirer va jusqu'à nier, si on se fie à Doyon, qu'il y ait « un monde de 'choses' existant par soi ».

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Quelles erreurs Cassirer espérait-il corriger par ces excès ?  L'idée, apparemment « matérialiste », qu'il pourrait y avoir, par-delà nos idées du monde, un monde plus « réel » (plus solide ? plus concret ?) qu'il nous faudrait découvrir ?  L'idée que le monde réel est physique alors que la représentation n'est qu'illusion mentale ? Cassirer voulait-il dénoncer de telles idées en prétendant qu'il n'y a pas un au-delà de l'image, de telle sorte que notre monde réel en soit un dont la nature intime soit l'intelligible et non le sensible, ou les propriétés sensibles ?  Il n'est pas sûr que, à bien y penser, ce débat ait été cohérent dans son ensemble.

Car, s'il n'y a pas un au-delà de l'image pour nous à découvrir, cela empêche-t-il que nous devions présumer qu'il y a bel et bien un au-delà de l'image, un être réel qui produise en nous telle ou telle impression, telle ou telle image ?  Certes, l'idée que le monde nouménal soit un monde physique est contestable, parce que le monde physique n'est, justement, que l'image que nous avons du monde concret, mais cela ne veut pas dire que le monde réel, concret, nouménal, est un monde mental, un monde de l'esprit dont l'essence relève de l'intelligible.  C'est donc par une sorte de convection entre des concepts qui se ressemblent en apparence mais qui, en fait, ont peu en commun, que le concept de « chose en soi » subit un préjugé.  En effet, sous prétexte qu'il n'y a pas de substance réelle sous l'apparence substantielle qu'ont les choses pour nous, nous pouvons être portés à écarter le concept de 'chose' en soi.  La suite du texte confirme cette hypothèse.

Des propos qui précèdent, Doyon tire la conclusion suivante :

Ce que nous dit ce passage, en fait, c'est que c'est l' « idéalisme bien compris » qui a finalement raison : les « images » que construit notre esprit constituent la réalité la plus objective de toutes, la réalité symbolique.  Vouloir lever le voile derrière les images, vouloir connaître la réalité absolue est par conséquent [...] une absurdité qui témoigne que l'on n'a pas compris où se situe le levier véritable de la connaissance.(p. 836)

La possibilité de connaître un être qui existerait en dehors des catégories de l'esprit, de connaître une réalité absolue derrière l'image du monde que nous en avons dans notre esprit, est effectivement une idée absurde (quoiqu'il faille encore se rappeler que pour que cet énoncé ait un sens, il faut déjà accorder exceptionnellement au mot 'connaître' une acception irrégulière).    Mais faut-il pour autant nier l'existence, soit d'un être qui n'est pas connu, soit — et il s'agit ici d'une nuance dont l'importance s'avérera cruciale — d'un être qui reste distinct de sa connaissance, distinct de sa représentation ?  Doyon pose lui-même cette question mais il faut remarquer la forme que prend alors cette interrogation.

« Faut-il conclure », demande-t-il, que Cassirer « nie l'existence des objets physiques ? »  Posée ainsi, cette question est un piège.  Ce n'est pas de l'existence des objets physiques dont il est question lorsqu'il est question de l'en-soi, mais de l'existence d'un fondement externe aux objets qui nous apparaissent comme physiques.  La réponse que nous offre Doyon à cet endroit lève l'ambiguïté, mais implicitement seulement : « Certainement pas.  [...] Cassirer ne nie pas cette existence, il ne fait qu'affirmer que notre entendement détermine la façon dont nous connaissons les choses. »  Ce qui sous-entend, évidemment, l'existence de ces choses, ce sur quoi nous reviendrons incessamment.  Cassirer, comme Doyon par ailleurs, reconnaît donc la nécessité d'un ordre nouménal.

CONFONDRE LE NOUMÈNE OU LE PHÉNOMÈNE AVEC LA CHOSE ?

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Si Cassirer concède cette existence, alors c'est la raison justifiant ces disputes que l'on perd de vue.  Cette raison se trouve peut-être dans le passage qui suit :

La grande erreur de l'ontologie [...] est de croire que l'être est le fondement [...] sur lequel tout sens doit en dernière instance s'établir.  L'ontologie veut montrer le fundamentum in re [le fondement dans un réel... Quel réel ?  La matière ?] de toute relation symbolique [de toutes nos constructions dans nos têtes].  Pour ce faire, elle a recours aux concepts de chose [je souligne] et de causes.  Or, s'il est justifié de poser un absolu existant en soi au fondement de la réalité dans son intégralité, il n'est pas certain qu'il soit valable de recourir au concept de chose en soi pour rendre compte des « choses » et des « concepts » qui habitent notre monde phénoménal.(p. 838)

Nous nous trouvons donc devant un discours qui aurait voulu tenir ses distances par rapport à l'expression 'chose en soi' parce que celle-ci évoquait apparemment une nature concrète déjà trop spécifiée.  C'est donc seulement au mot 'chose' que Cassirer s'objecte, et non au concept de noumène, ce que nous confirme Doyon :

Ainsi, sans nier l'existence d'une réalité qui serait indépendante de la réalité symbolique (c'est-à-dire de nos représentations, de nos idées), Cassirer veut éviter que l'on subsume les phénomènes sous la catégorie de chose ou de substance matérielle alors qu'ils constituent en fait des relations formelles, des fonctions symboliques.(p. 838)

Mais il ne fallait peut-être pas s'en faire tant pour cela.  Subsumer la catégorie de phénomène — et non celle de noumène — sous celle de chose ou de substance matérielle ne pose aucun problème.  Le phénomène ne peut pas être 'relation formelle' plutôt que 'substance matérielle'.  Ces deux dernières expressions ne sont-elles pas, au contraire, synonymes ?  Le phénomène est la substance matérielle, la substance n'est rien autre, il me semble, que la forme symbolique des objets-noumènes tels qu'ils nous apparaissent.  Donc, phénomène et substance n'ont pas à être séparés.  L'idéalisme dit : la substance est la forme symbolique de l'être concret (c'est-à-dire, la substance est notre manière de représenter l'être que nous pouvons détecter).  Alors cela n'a pas de sens de dire que le phénomène, l'apparence du monde, est 'relation symbolique' et non pas 'substance matérielle'.  C'est en raison de telles considérations que les disputes entre idéalismes et empirismes peuvent baigner, en fin de compte, dans l'incohérence.

Pour être consistant, l'idéalisme requerrait ici la consistance d'un concept dont il conteste la consistance.  Si l'idéalisme dit que le phénomène n'est pas matière mais idée, alors qu'est ce que la matière ?  Pour qu'on puisse dire que « X » n'est pas « Y », il faut que « Y » soit une idée consistante, sinon l'assertion « X n'est pas Y » ne veut rien dire.  L'idéalisme qui se comprend bien, à la fin, ne dit pas « il n'y a pas de matière, il y a de l'idée », mais « la matière est l'idée que nous avons du monde et nous n'avons que des idées du monde, jamais le monde même. »  Mais il ne peut pas dire « Le phénomène est idée et non matière », parce que la matière est précisément l'idée que nous nous faisons des objets en eux-mêmes.  Le phénomène est autant concept que percept.  Mais nous n'avons pas à nous interroger ici sur le bien-fondé du débat auquel l'idéalisme a donné lieu.  Notre seul souci concerne les accidents de parcours qu'a pu subir le concept de chose en soi au sein de ce débat.

De toute façon, est-ce qu'on ne s'écarte pas déjà de l'essentiel lorsqu'on parle de subsumer ou non le phénomène sous la catégorie de chose ou de substance matérielle ?  Est-ce que ce n'est pas surtout la question de confondre ou non le noumène avec la catégorie de chose ou de substance matérielle dont doit se préoccuper l'idéalisme ?  En rappelant que la substance n'est qu'une catégorie de l'esprit pour caractériser l'être extérieur au nôtre, ou le nôtre perçu extérieurement, alors nous accomplissons le travail de l'idéalisme en rappelant qu'il doit exister une différence, une différence de nature indéfinie — et même une différence infinie — entre l'être comme tel, le noumène, et l'idée que nous en avons. N'est-ce pas là l'enseignement primordial que nous réserve l'idéalisme ?

UNE CHOSE « X »

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D'autre part, le concept de chose en soi soulève une question technique de moindre importance qu'on ne peut toutefois laisser passer sous silence.  Si subsumer le noumène sous la catégorie de substance ne peut être admissible, il n'en va pas de même de l'idée de subsumer le noumène sous la catégorie de chose, pour autant que cette catégorie 'chose' ne veuille rien dire de spécifique.  Doyon écrit :

l'en soi ne doit pas même être pensé comme une chose, car on ignore totalement en quoi sa nature pourrait consister.  Si l'esprit est au fondement de la réalité symbolique, on ne peut parler que d'un X pour qualifier le fondement de la réalité sur laquelle les énergies de l'esprit se construisent.(p. 839)

Cette assertion paraît tout à fait exacte, sauf peut-être en ce qui concerne le mot 'chose'.  Car le mot 'chose' ne veut dire rien de plus que « X », item de nature indéfinie (4).  Quel que soit le sens qu'en général on attribue au mot 'chose', dans le contexte philosophique où l'idée de chose en soi est défendue, l'expression 'chose en soi' ne signifie et ne peut signifier rien de plus que « un 'X' quelconque » ; ce contexte ne nous autorise tout simplement pas à penser la chose en soi comme étant de nature substantielle (5).

LE MESSAGE IDÉALISTE

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Pourquoi serait-on donc résolu à s'acharner plus longuement sur ces questions ?  Doyon explique que :

L'avantage d'une telle théorie, d'après son auteur [Cassirer], c'est d'éviter la métaphysique inutile, particulièrement la métaphysique dogmatique de la substance.  On n'a plus à penser, par exemple, qu'il existe une substance absolue et fixe derrière les nombres, les qualités [...], les concepts scientifiques de longueur, de permanence, de forces, de champs, etc.(p. 838)

Cependant, n'est-ce pas que, du point de vue idéaliste, ce n'est pas seulement le concept de substance qui est à remettre en cause, mais les concepts même de longueur, de force ou de champ ?  L'idéaliste ne dira pas qu'il n'existe pas vraiment de substance pour affirmer qu'il existe au lieu des forces et des champs.  Il nous dira plutôt qu'il n'existe pas vraiment de forces et de champs ; des forces et des champs, nous dira-t-il, ne sont que notre manière de dessiner, de penser, de représenter, d'encoder cette réalité qui, dans sa nature, peut être tout autre.  En autres mots, l'idéalisme porte sur nos concepts scientifiques le même regard qu'il porte sur notre vision naïve de la matière comme étendue solide, compacte ou... substantielle.

Je ne suis donc pas sûr de savoir ce que nous devrions penser lorsqu'on nous annonce que grâce à l'idéalisme, nous ne chercherons plus pour une substance derrière les forces et les champs.  Les forces et les champs sont la substance telle que nous la concevons scientifiquement, et nous devons maintenant comprendre ces concepts comme n'étant que des formes produites par l'esprit pour représenter ce « X », toute réalité externe qui nous affecte, toute réalité externe, de même que notre propre réalité en tant que nous la percevons extérieurement, comme un corps étendu.

CONCLUSION

Peut-être ces dernières considérations ne sont-elles pas pertinentes par rapport à nos préoccupations présentes, qui sont de préserver le concept de chose en soi contre des connotations qui ne lui conviennent guère, en particulier contre des connotations que divers discours idéalistes, même malgré eux, ont pu entretenir.  Sans doute, n'ai-je pas moi-même assez bien saisi d'importants aspects de la position idéaliste ; mais il est à espérer que, si ces propos ont pu embrouiller les lecteurs au sujet de l'idéalisme, ils auront au moins pu accroître leur compréhension du concept de chose en soi.

Nous avons écarté non pas une, mais deux méprises concernant la chose en soi, deux méprises qui lui ont valu une mauvaise réputation.  La chose en soi a pu être conçue comme relevant du monde substantiel ou matériel par opposition au monde mental des représentations.  Inversement, comme nous l'avons d'abord vu, elle peut être conçue comme ce dont on ne peut se rapprocher que par la pensée et être par là associée à une forme d'être intelligible.  C'est en suivant cette seconde piste qu'on a pu se méprendre encore au sujet du noumène en s'imaginant que, en principe, le noumène pourrait être connu si nous avions plus d'intelligence.  Nous avons été prévenus, dans « Penser la chose en soi », contre cette tentation.

La portée conceptuelle du noumène ayant été clarifiée, nous pouvons maintenant nous confronter à l'entreprise, de loin plus douteuse, qui consiste à penser l'esprit comme étant le noumène du corps... ou du cerveau... ou d'un aspect quelconque de notre être réel.  C'est ce défi qui sera relevé dans « La conscience : noumène du cerveau ? »



         

Résumé cartographique

Index

Notes

1.  Stéphane Doyon, « La notion de chose en soi au sein de la philosophie d'Ernst Cassirer », dans Actes du XXVIIe Congrès de l'Association des sociétés de philosophie de langue française (A.S.P.L.F.), Vrin (Paris) et P.U.L. (Québec), 2000, p. 834-840.

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2.  G.W.F. Hegel, Concept préliminaire de l'Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1994, p. 87, cité par S. Doyon, op. cit., p. 834.

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3.  E. Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, t. I, trad. O. Hansen-Love et J. Lacoste, Paris, Minuit, 1972, p. 55, cité par S. Doyon, op. cit., p. 835.

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4.  « CHOSE [...] I. Terme le plus général par lequel on désigne tout ce qui existe et qui est concevable comme un objet unique (concret ; abstrait ; réel ; mental) [...] » (Le petit Robert, 1987).

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5.  Nous pourrions encore nous interroger sur l'idée selon laquelle le « X » sur lequel s'édifie l'esprit serait « des énergies » ; voir Digression 5 : Esprit et énergie.

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