Le noumène, tout être tel qu'il existe indépendamment des représentations mentales : connotations et réponses à objections potentielles. :  ; 



 

 Titre3 : Penser la chose en soi 
 PHARE

Dernières modifications :
14 novembre 2001



Texte intégral



u'est-ce que la chose en soi ?  La chose en soi, que désigne aussi l'expression 'noumène', est la chose telle qu'elle est par elle-même, telle qu'elle existe en dehors de toute représentation mentale que nous pouvons avoir d'elle.

Nous nous interrogeons, dans les pages qui suivent, sur la portée de ce concept.  Celui-ci est simple et ne devrait pas poser la moindre difficulté ; il est, de plus, nécessaire.  Quelle que soit la nature du doute philosophique qui peut être soulevé à l'endroit de la chose en soi, la nature même de notre expérience, qui est celle de la sensation et de l'idée, par conséquent de la représentation, nous renvoie en toute nécessité à l'idée d'un être-là autre que nous, d'un monde extérieur à nous, d'un monde qui, tout en provoquant nos sensations et nos idées, reste néanmoins distinct de celles-ci, autant dans son être que dans sa nature.

2

Plusieurs ont souligné le caractère problématique du noumène.  Certains affirment qu'il ne peut y avoir d'objet sans un esprit pour en concevoir un.  De plus, le concept a longtemps été chargé de connotations qui ne devraient pas lui être associées s'il était bien compris.  Mais parmi toutes les difficultés qui peuvent entourer le concept de chose en soi, celle qui, sans nécessairement être la plus évidente, demeure la plus immédiate, est sans aucun doute celle de sa futilité.

En effet, il pourrait sembler vain de s'interroger sur l'existence ou l'inexistence de ce qui, par définition, n'existe qu'en dehors de nos représentations et donc de ce qui, pourrait-on présumer, reste impensable.  Cependant, l'utilité du concept de noumène est justement ce qui ne retiendra pas notre attention ici.  Le noumène est un élément clé d'une hypothèse qui porte sur la nature de la différence entre le corps et l'esprit.  Le monde de la pensée reste, encore aujourd'hui, radicalement marqué par l'incohérence, traversé de schismes apparemment insurmontables.  Le fond déterminant de toutes ces dissensions me paraît être l'insuccès notable (pour ne pas dire honteux et impardonnable) qu'a connu la philosophie face au défi qui consiste à penser le rapport entre le corps et l'esprit et, pour tout dire, entre l'objectif et le subjectif.  Or, le concept de noumène, d'inutile en toute autre circonstance, gagne ici une importance primordiale du moment que la différence entre le phénomène et le noumène est pensée comme modèle pouvant nous permettre de comprendre la différence entre l'esprit et le corps, ou entre l'esprit et la matière, comme on dit plus communément.  Mais c'est dans d'autres textes que nous nous attarderons sur le sens et la valeur de cette hypothèse qui confère une importance primordiale au concept de noumène en établissant un rapport entre l'ordre nouménal et les faits qui relèvent de l'esprit.  Notre seul souci ici est de maintenir un sens cohérent à ce concept, d'en spécifier le contexte et, dans un deuxième texte, d'en écarter les connotations incohérentes.

LA CHOSE EN SOI N'EST PAS L'INCONNAISSABLE

3

Parce que le noumène peut se définir comme ce qui est insaisissable par la pensée, on pourrait voir en lui comme une limite ou un horizon à la connaissance et voir en lui ce qui n'est pas encore connu.  Toutefois, si le noumène est ce qui existe indépendamment de la connaissance, il n'est pas une limite de la connaissance, car une limite est quelque chose qui peut reculer ou avancer ; il n'est pas le négatif de la connaissance, comme s'il était le « moins » dans ce qui est « plus ou moins » connu ; il est, en un certain sens, sans rapport avec la connaissance, car il n'est pas la connaissance, il est ce qui, par ailleurs, produit en nous une connaissance, une image ou une idée quelconque.  Cette image ou cette idée représente d'une façon ou d'une autre ce noumène, mais l'une et l'autre, image et noumène, restent distincts.  En ce sens, nous serions presque portés à dire que plus il y a de connaissance, plus il y a de noumène.  D'une manière ou d'une autre, on ne réduit pas le noumène en augmentant la connaissance.

Lorsque nous disons de la chose en soi qu'elle est inconnue, nous laissons entendre que, en principe, elle pourrait être connue.  Mais la chose en soi n'est pas l'inconnaissable, elle est ce que suppose la connaissance, un être-là ailleurs, en dehors de notre cerveau.

Une connaissance infinie de la chose en soi ne serait qu'une connaissance infinie de la manière dont la chose en soi nous affecte.  Ce ne sera jamais une connaissance infinie de la chose en soi elle-même, ou plutôt, c'est cette expression, 'connaissance de la chose en soi', qui est incohérente, un peu comme 'boire un robinet' serait une incohérence.  Nous ne « connaissons » jamais la chose en soi (sauf lorsque nous sommes cette chose, ce qui, encore une fois, est une autre histoire : voir « Je suis un corps »).  C'est la raison pour laquelle nous ne devons pas penser à la chose en soi comme une chose que nous ne connaîtrons jamais entièrement.  C'est ce que l'analogie qui suit pourra aider à caractériser intuitivement.

ANALOGIE I : VOIR LA LUMIÈRE

4

On ne croirait pas se tromper en affirmant que nous ne voyons jamais les objets, que nous ne voyons jamais que la lumière que les objets reflètent.  Cependant, un plus fin pourra encore prétendre que nous ne voyons que l'effet que la lumière a sur nos yeux et non la lumière même.  Les deux propositions sont fausses, mais uniquement parce que le verbe 'voir' signifie, précisément, l'ensemble des événements : interpréter les réactions de mes organes visuels lorsqu'ils sont affectés par la lumière que les objets reflètent.  Néanmoins, il est facile de comprendre intuitivement l'idée nous tentons de traduire verbalement en disant que nous ne voyons jamais les objets mais uniquement la lumière que reflètent les objets.  De la même manière, nous dirons que ce que nous entendons est le son de la guitare et non la guitare elle-même.  Cela n'est pas sorcier.  Or, de même qu'il est insensé de dire que nous n'entendrons jamais une guitare parce que nous n'entendons que les sons qui s'en dégagent, de même est-il insensé de dire que nous ne connaîtrons jamais les choses en elles-mêmes.  Mais en même temps, nous savons que, entendue dans un autre sens, cette assertion n'a rien d'insensé.  Nous savons que ce n'est pas la guitare que nous entendons, mais la musique qui émane d'elle, et nous savons que ce ne sont que les effets que les choses ont sur nous que nous connaissons et non les choses mêmes ; connaître les effets qu'ont sur nous les choses, c'est là précisément ce que signifie connaître les choses, comme entendre une guitare ne signifie rien de plus que connaître l'effet qu'une guitare grattée a sur nous.

Parce que l'univers est stable, prévisible, ne connaître que les effets que les choses ont sur nous n'empêche pas que cette connaissance puisse nous être fort utile.  En pratique, il n'y a pas de différence à faire entre connaître les choses en elles-mêmes et connaître les effets qu'elles ont sur nous.  Cette distinction serait donc futile, vaine argutie philosophique, si ce n'était des conséquences auxquelles elle donne lieu lorsque la chose en soi dont il est question n'est plus un objet banal, mais l'être même que nous sommes ; ce qui, encore une fois, nous renvoie à d'autres enquêtes.

DEUX ÊTRES DE NATURES DISTINCTES

5

Une fois reconnue la distinction entre l'objet externe et sa représentation en nous, entre l'origine absolue et externe des stimuli et la pensée , cette distinction ne nous paraît plus comme un écart entre le connu et l'inconnu, comme un fossé surmontable ; elle nous paraît au contraire comme un gouffre nécessaire et permanent.  L'objet et la représentation resteront à jamais distincts, deux êtres distincts de natures distinctes.  Avec notre tête, nous pourrons imaginer qu'il y a un « X » derrière les sensations, et imaginer que ce « X » est nécessaire, mais nous ne saurons jamais lui découvrir une forme, car la forme qu'il suscite ne peut être qu'en nous.

ANALOGIE II : LA PHOTOGRAPHIE D'UN PARENT

Le noumène n'est donc pas l'être qui n'est pas conçu, ce n'est pas l'être qui n'est pas concevable, c'est l'être conçu en tant qu'il est distinct de l'être de la conception.

Voici une autre analogie qui pourra aussi être illustrative.  Imaginez une photographie de votre mère.  Il y a l'image, la photo, et il y a son sujet, votre mère.  Ce sujet est, disons, un être de chair et de désirs ; la photo est un film de chimiques photosensibles.  L'un et l'autre ont des natures très différentes.  Pourtant, l'un représente l'autre.  Or, votre mère n'est pas l'être qui n'est pas photographié [de même, le noumène n'est pas l'être qui n'est pas connu] ; elle n'est pas l'être qui n'est pas photographiable [il n'est pas l'être qui n'est pas connaissable], elle est l'être photographié en tant qu'il est distinct de l'être de la photographie (plaquette de chimiques photosensibles) [il est l'être connu en tant qu'il est distinct de l'être de la connaissance (représentation phénoménologique ou soupe bouillante de neurones activés, selon votre préférence)].  C'est l'être photographié en tant qu'il est distinct de l'être de la photographie et cet être sera, en tant qu'il est distinct, un être dont la nature sera différente de celle de l'être de la photographie [le noumène est l'être connu en tant qu'il est distinct de l'être de la connaissance et son être sera, en tant qu'il est distinct, un être dont la nature aura peu de rapport avec la nature de la représentation].

PLUS D'ÊTRE ATTRIBUABLE À LA chose en soi QU'À SON IMAGE

6

Deux points importants ressortent de cette analogie par laquelle l'opposition entre la chose en soi et son apparence (physique ou théorique, sensible ou intelligible) est comparée à l'opposition entre un sujet vivant et une photo de ce sujet.

Le premier point est que le noumène et la représentation sont deux réalités distinctes.  Ce point ne présente aucune difficulté philosophique particulière, à moins qu'on ne veuille remettre en cause le principe qui a été pris pour acquis au départ : l'impression que nous avons des objets est une chose indépendante de ces objets, en ce sens que ces objets persisteraient dans leur être, sans la moindre modification, même lorsque nous cesserions de les sentir.

Le second point est que nous pouvons présumer qu'il y a plus d'être dans le noumène qu'il y en a dans la représentation.  Ce deuxième point nécessite une explication.  Il nous ouvre la voie à un nouvel ensemble de préoccupations qui nous rapprochent de celles qui seront examinées dans « La conscience, noumène du cerveau ? ».

Reprenons notre guitare.  Il y a six cordes qui vibrent et il y a la musique dans notre tête.  Ce sont là deux réalités distinctes de natures fort distinctes.  Et comme il y a, de toute évidence et par rapport à la musique, par rapport à notre impression auditive, une réalité distincte qui la produit et qui a peu de ressemblance avec elle, il y aurait aussi, par rapport aux impressions visuelle et intellectuelle que nous avons de cette corde, une réalité distincte qui, pouvons-nous présumer, pourrait avoir peu de ressemblance avec elle.  Il y aurait peu de ressemblance entre une corde et un son, entre une corde et son impression auditive, et il n'y aurait, de là, qu'un saut à faire pour imaginer qu'il puisse y avoir peu de ressemblance entre une corde et son imnpression non plus auditive mais visuelle que nous pouvons avoir d'elle et, tout compte fait, avec l'image intelligible que nous pouvons en avoir, c'est-à-dire avec sa description scientifique en valeurs quantitatives de poids, de dimensions, de résistance, etc.

En somme, entre le noumène et la connaissance, entre une guitare « réelle » et les impressions sensibles ou intellectuelles qu'elle peut produire en nous, il pourrait y avoir une différence de nature aussi imposante, sinon infiniment plus grande, que cette différence que nous n'avons aucune difficulté à reconnaître soit entre une corde de guitare et l'impression sonore qu'elle produit en nous, soit entre un feuil de chimiques photosensibles et un corps vivant.

Ces analogies, par lesquelles la connaissance est comparée à une photographie où à une impression, suggèrent donc qu'il y aurait infiniment plus d'être dans la chose en elle-même qu'il pourrait y en avoir dans l'impression ou dans l'idée que nous pouvons avoir de cette chose.  Le noumène, même d'une simple pierre, serait un être en profondeur, une infinité d'être.  Les physiciens ne peuvent cesser de creuser un simple atome ; que penser alors de la complexité infinie de la plus banale des formes vivantes ?

Certes, l'intelligence humaine peut saisir des bribes « importantes » concernant la réalité.  Nous pouvons maîtriser des informations utiles.  Nous pouvons maîtriser la vie dans le sens que nous pouvons en découvrir de nombreuses règles dont nous pouvons ensuite tirer avantage.  Cependant, nous ne pourrions guère changer ces règles.  Et dans le sens profond que peut prendre le mot 'connaître', nous sommes destinés à demeurer éternellement et infiniment plus ignorants que savants.  Bien entendu, sans vouloir contester le bien-fondé de ces remarques, nous pourrions néanmoins ne reconnaître en elles que des observations bien insipides.  Or, la portée de ces observations n'est pas ce qui nous concerne en ce moment.  Nous devons, pour le moment, nous contenter d'en constater la nécessité et la justesse.  Le caractère et la signification du dualisme naturaliste qu'elles servent à fonder sont examinées ailleurs.

LA REPRÉSENTATION EST, ELLE AUSSI, UN ÊTRE EN SOI

7

Que peut signifier l'hypothèse selon laquelle il y aurait plus d'être dans l'être réel qu'il pourrait y en avoir dans la représentation, tout comme il y aurait beaucoup plus d'être dans un être vivant qu'il y en aurait dans la photographie d'un être vivant ?

Prenons le temps ici, avant d'étudier plus profondément cette hypothèse, d'écarter une critique potentielle.  Il est faux, en un certain sens, de suggérer qu'il puisse y avoir plus d'être dans l'être réel qu'il puisse y en avoir dans sa représentation.  Car il ne faut pas oublier que la représentation est elle-même un être réel.  Ce point est de la plus haute importance et c'est même cette idée, l'idée que la représentation est un être réel, donc un être nouménal, qui constitue l'hypothèse la plus fructueuse et la plus importante dans la réflexion qui porte sur la différence entre l'esprit et le corps.

Considérant la représentation en elle-même, nous pouvons reconnaître en elle un être à part entière, un être qui n'accuserait d'aucune pauvreté d'être, si on peut dire, par rapport à la richesse d'être soupçonnée du noumène.  Ce n'est que dans un sens plus restreint que nous pouvons parler de la pauvreté de la représentation.  Dans la représentation, il y a beaucoup moins du noumène représenté qu'il ne s'en trouve dans le noumène comme tel.

8

Un jeune garçon s'est trouvé devant un tableau de Magrite où figurait une pipe, un tableau qui portait le titre : « Ceci n'est pas une pipe ».  Répondant à son père qui, lui, devant ce tableau et ce titre, restait absolument perplexe, même choqué, affirmant résolument que cela ne faisait pas de sens, le jeune homme fit cette remarque : « Ceci n'est pas une pipe, papa, c'est la photo d'une pipe ».  En philosophie, c'est souvent par la naïveté que nous pouvons nous rapprocher de la vérité.  Cette jeune personne a parfaitement compris Magrite.  Dans ce tableau, qui n'était pas une pipe mais un tableau, il y a aussi moins de l'être de la pipe qu'il ne s'en trouve dans la pipe réelle.  Il y a plus de pipe dans une vraie pipe qu'il y en a dans le portrait d'une pipe.  C'est en ce sens qu'au noumène, par rapport à la représentation, nous pouvons attribuer une autre nature et plus de nature.

L'importance de ces réflexions ne sera comprise qu'en réfléchissant plus longuement sur la différence entre le savoir objectif et le savoir subjectif, une réflexion dont nous retrouverons la suite dans « La conscience, noumène du corps ? ».

NOUVELLE MISE EN GARDE :
LA REPRÉSENTATION N'EST PAS UNE COPIE

9

L'hypothèse selon laquelle il y aurait plus d'être dans le noumène qu'il y en aurait dans sa représentation découle d'une déduction logique.  L'univers est infini dans son être.  La représentation est limitée dans son mode.  Donc, il y doit y avoir plus d'être dans le noumène qu'il peut y en avoir dans sa représentation.  La représentation est une traduction, elle traduit la réalité en mode visuel, sonore ou quantitatif, lesquels ne peuvent représenter que des aspects limités de l'objet.

Voici contre quoi il faut maintenant se tenir en garde.  En admettant qu'une représentation ne nous révèle pas tout d'un objet, nous pouvons facilement retomber dans la méprise du noumène comme la partie inconnue de l'objet.  Une fois qu'on a compris que la différence entre l'idée et la chose en soi est du même ordre que la différence entre la photographie et l'objet photographié, nous pouvons être encore tentés de poser la question : « L'idée représente-t-elle bien la chose en soi, comme la photographie représente adéquatement le sujet photographié ? »  Il faut voir en quoi cette question est une question bidon.

Nous pourrions d'abord nous demander si une photographie « totale » d'un sujet, disons une photographie en trois dimensions saisissant le sujet sous 360 degrés, représenterait bien ce sujet.  Cependant, même une photographie parfaite est une représentation incomplète d'un sujet, car elle ne nous en révèle que la forme extérieure.

Nous pourrions alors nous demander si nous ne pourrions pas pallier à cette incomplétude grâce à d'autres modes de représentations ou à une science théorique avancée et et à des instruments pouvant détecter ce qui échappe à nos sens.  Ne serions-nous pas alors tentés de nous demander à quel point ces informations objectives seraient représentatives de la réalité nouménale ?  Toutefois, poser cette question, c'est encore glisser dans ce piège qui consiste à imaginer que nos représentations produisent des copies de la réalité en soi.

Avoir une infinité de connaissances à propos d'un objet signifie seulement avoir une infinité de « connaissances » à propos de la manière dont un objet nous affecte.  Se demander si nous avons une représentation ou une connaissance adéquate d'un objet, ce n'est jamais se demander si nous avons une idée adéquate de la nature qui lui est propre (de son noumène) mais si nous avons une idée adéquate de l'effet qu'il a sur notre nature.  Savoir si la chose en soi ressemble de près ou de loin aux représentations que nous en avons ne serait pas une question qui pourrait être posée.  Nous n'avons accès qu'à notre nature et à l'effet que le monde extérieur a sur elle.  Le monde extérieur est stable, il ne varie pas de manière imprévisible, impossible ou illogique ; il est stable et affecte donc la nature de tous les humains d'une manière identique ou semblable et c'est pour cette raison que nous pouvons parler de vérité et d'universalité.  Mais quand nous savons ce qu'il nous importe de savoir à propos du monde externe, nous en savons encore bien plus à propos nous-mêmes.

La validité de ce dernier énoncé repose sur le fait que le terme 'savoir' y est employé dans un sens qui n'est pas, en temps normal, approprié.  C'est que parler de l'impensable n'est possible que si nous accordons aux mots une valeur plus allégorique que littérale.  Il ne servirait à rien de repousser les réflexions mises ici de l'avant en prétextant qu'elles reposent sur un emploi incorrect des mots « connaître », « savoir », « connaissance », etc.  Ce n'est pas le bon ou le mauvais usage des mots qu'il faudrait contester, mais la vérité ou l'erreur vers lesquelles ceux-ci servent à nous orienter.  Avec les mots, nous essayons de dire les choses, et il incombe au lecteur   et encore plus au critique   de comprendre ou critiquer l'usage de ces mots dans le contexte de cette tentative et non à la lumière d'un usage terminologique qu'on ne retrouve que dans un contexte indépendant.  À moins qu'une critique ne se situe, justement, qu'au niveau du langage.  On écrirait alors : « sans contester l'idée à laquelle l'auteur fait allusion en employant tel ou tel mot, il semble qu'il serait préférable d'employer ici plutôt telle ou telle autre expression. »

ANALOGIE III : L'IDÉE DU MONDE COMPARÉE À LA CARTE D'UNE VILLE

10

Prenons l'exemple de la carte d'une ville.  Imaginez une photo d'une ville reproduite sur une dimension identique à celle de la carte.  La photographie est une meilleure représentation de la ville que ne l'est la carte.  Mais cette photographie ne nous sera pas très utile, par comparaison à la carte.  Celle-ci déforme la réalité.  Sur elle, tout y est effacé, quasiment, sauf les rues.  Tout y est recoloré selon un code spécifique et simplifié, et les noms de rue, entre autres, y sont ajoutés.  C'est un peu ce que notre cerveau fait en traduisant tout en valeurs chiffrables, comparables et mesurables.  Pensons maintenant à la différence qui existera entre la carte et la ville concrète, débordante de vie et de faits multiples.  La différence entre le monde plein d'être, charnu, et l'idée que nous en avons, correspond en quelque sorte à cette différence qui existe entre la carte d'une ville et la ville réelle.

Ce vocabulaire risque d'occasionner des difficultés.  Il suffit d'y réfléchir pour les prévenir.  Dans l'analogie présentée ici, la carte d'une ville est comparées à une ville « réelle ».  L'adjectif 'réel' désigne, dans le contexte de cette analogie, la ville telle qu'elle nous apparaît, c'est-à-dire la ville phénoménale.  Il s'agit de ne pas confondre cette réalité phénoménale avec la réalité nouménale, décrite ailleurs dans ce texte comme étant plus réelle, ou plus concrète que la réalité phénoménale.

CONCLUSION

Revenons à notre question bidon : l'idée représente-t-elle fidèlement la réalité ?  Si, par cette question, on entend savoir si notre cerveau 'cartographie' bien la réalité, alors il est concevable que ce soit là une question sensée à laquelle nous pourrions trouver une réponse.  Cependant, il s'agit de garder à l'esprit la différence qu'il peut y avoir entre une carte et le réel cartographié, ville de béton et d'asphalte, fourmillant de vie et de milliards d'objets, et de se rappeler que, de même, entre le réel et l'idée que nous en avons, il doit y avoir une différence imposante et incommensurable.  Cette différence est sans la moindre importance du point de vue de la connaissance objective ; elle est cruciale du point de vue du statut que nous sommes disposés à reconnaître à la connaissance subjective et au domaine de la subjectivité en général.

En fait, demander si nos représentations reflètent bien la réalité nouménale ne se fait pas, car l'univers des représentations est notre seule réalité.  Il nous importe peu de savoir ce qu'est la nature nouménale du substrat des objets que nous nous représentons.  Il importe qu'il y ait de l'ordre dans nos représentations et que nous ayons celles que nous devons avoir pour composer efficacement avec nos circonstances.  'Connaître un objet' signifie, par définition, avoir un modèle adéquat, c'est-à-dire fiable, de l'effet que cet objet a sur nous.  Demander si notre représentation est identique à l'extérieur, c'est faire appel à un barème d'objectivité en dehors de notre monde objectif lui-même, ce qui est un non-sens métaphysique. 

Cependant, cela ne nous empêchera pas de reconnaître une portée significative au concept de noumène ; car, reconnaître le concept de noumène, c'est reconnaître la différence nécessaire entre et la représentation et l'être réel et reconnaître, par là, la richesse de l'être réel par opposition à la pauvreté de l'être idéel ou représenté.  Or, cette admission se charge de signification lorsque l'être réel dont il est question n'est plus celui d'un objet externe à nous auquel nous ne pouvons avoir accès que par la voie de nos représentations, mais nous-même ; car, alors, du moment que cet accès interne, celui de l'immédiateté de la conscience, est associé au concept de noumène, se pose comme préfigurés, d'une part, l'inanité d'un discours scientifique, d'une connaissance objective portant sur cette conscience et, d'autre part, le statut d'un autre ordre de connaissance, la connaissance subjective, qui ne se laissera plus dès lors déclasser par le statut de la connaissance dite objective.  C'est là un thème auquel j'espère donner des suites.

En dernier lieu, il pourrait être utile de caractériser le cadre métaphysique et réaliste dans lequel s'inscrivent ces réflexions sur la chose en soi.  C'est ce que je tâche de faire dans les quelques lignes qui suivent.

ADDENDA

CONTEXTE MÉTAPHYSIQUE : UNE FORME DE RÉALISME

a) Prendre pour acquise la forme de l'expérience

11

Ce qui suit a pour but de décrire le réalisme qui est pris pour acquis au départ de notre enquête, les présupposés sur lesquels celle-ci repose.  Dans le contexte de ce réalisme, l  objet qui produit en nous une impression est conçu comme une chose quelconque existant indépendamment de cette impression.  La nature même de notre expérience, qui est celle de la sensation et de l'idée, par conséquent de la représentation, nous renvoie en toute nécessité à l'idée d'un être-là autre que nous, d'un monde extérieur à nous.

Nous pourrions nommer ce réalisme « réalisme phénoménologique ».  Il ne s'agit pas d'un réalisme qui dit : il y a vraiment une table là devant nous qui est vraiment telle qu'elle nous apparaît.  Au contraire, il s'agit d'un réalisme qui s'attarde à une toute autre problématique et qui dit : vraiment, le monde nous apparaît comme une apparition, il nous apparaît vraiment comme une image de lui-même.  Même si nous devons faire « comme si » le monde est tel qu'il nous apparaît, la structure de mon expérience me montre que vraiment tout ce que je ressens, pense ou imagine en moi est bel et bien ressenti, pensé ou imaginé en moi.  C'est-à-dire que mon expérience me dit bien à propos d'elle-même qu'elle est une représentation, que ce que je vois du monde est une image   plus précisément, une impression   du monde et qu'il existe donc, dans le monde, le monde d'une part et, d'autre part, l'image du monde en moi.  Si j'interprète mon expérience adéquatement   qu'elle me conte des fables ou qu'elle me conte la vérité   je dois donc comprendre que ces représentations diverses que sont mes sensations et mes idées sont, comme disent les savants, numériquement distinctes des objets qu'elles représentent.  Ce qui compte pour ce réalisme est donc d'interpréter adéquatement l'expérience et de reconnaître ce que vraiment nous pouvons lire en elle ; de là l'expression de 'réalisme phénoménologique' : s'en tenir à la réalité du phénomène.  Or, ce que le phénomène nous dit, c'est qu'il n'est pas seul et qu'il y a le noumène.  La conscience du noumène n'est donc pas atteinte par le philosophe qui sait passer au-delà des apparences, mais par ceux qui savent reconnaître ce que les apparences même racontent.

L'avantage de ce réalisme tient entre autre à ce qu'il n'introduit pas de contradiction radicale entre l'apparence et le réel.  En outre, il ne s'articule pas sur un doute radical qui ne nous permettrait pas d'écarter la possibilité que tout ce qui existe n'existe « que dans notre tête », ne soit qu'apparence, ou ne soit qu'un rêve et que nous n'ayons même pas de tête, etc.  Au contraire, même le fait de considérer l'expérience comme un rêve n'aurait pas le moindre effet sur ce réalisme, car ce qui importe, du point de vue de ce réalisme, est de s'interroger sur ce que l'expérience, qu'elle soit illusoire ou non, nous indique clairement.  Si l'expérience est un rêve, alors il s'agit seulement d'être clair au sujet de ce que celui-ci raconte.

Il se peut fort bien qu'il y ait un mauvais génie à la racine du monde qui s'amuse à causer des effets illusoires et que, en réalité, il n'y ait pas de réel externe à mes sens, mais il n'est pas nécessaire de soulever cette question.  Ce qui importe, pour ce réalisme, est ce que la structure de notre expérience peut nous révéler, quelque puisse être le statut métaphysique de cette structure : illusion, rêve, révélation ou autre, cela n'ayant pas la moindre importance.  Et la question qui nous concerne plus particulièrement ici est uniquement de savoir si, oui ou non, dans la structure de notre expérience telle qu'elle se révèle à nous, il apparaît qu'il y ait effectivement une distinction à faire entre la chose en soi et son apparence.

Nous réfléchissons donc à partir de ce réalisme qui prend l'expérience pour acquise, et ce point de départ semble nous imposer comme simple et nécessaire l'idée de chose en soi, être 'externe' tout à fait distinct et indépendant de nos représentations.

b) Nécessité du dualisme phénomène-noumène

12

C'est donc la forme même de l'expérience qui nous impose l'idée d'un dualisme phénomène-noumène.  Lorsque, en physiciens, nous songeons à la molécule, nous nous construisons une idée de celle-ci, et cette idée nous paraît comme étant, de toute évidence, dans notre tête, de sorte que la molécule en tant que telle et l  idée que nous avons d'elle nous paraissent distinctes.  De même, étions-nous aveugles, nous ne saurions, touchant un objet ou entendant un bruit, confondre, d'une part, l  objet touché ou provocant le bruit et, d'autre part, la sensation ou la perception auditive en tant que telle.  Il est évident pour nous que nos impressions sont distinctes des objets qui les provoquent, comme c'est le cas, par exemple, lorsque nous nous brûlons : nous ne saurions confondre la sensation de brûlure et l  objet brûlant.

Cette distinction est moins évidente lorsqu'il est question des objets perçus par la vue.  Car la vue a ceci de particulier que, à moins que la lumière soit si intense qu'elle produise sur nous un inconfort physique, nous restons sous l'impression que le fait de voir ne modifie rien en nous parce que nous ne ressentons aucune modification physique, ou plutôt sensible, de notre être.  Mais, hormis l'expérience de la lumière intense, le simple fait de faire disparaître l'objet vu en fermant les paupières suffit pour nous faire comprendre, intuitivement, que la vision de l'objet est une sensation et que autre chose est l'être même de l'objet vu.

Les cas de l'odorat et du goût se présentent sous un autre jour.  En effet, dans le goût et l'odorat, il ne semble pas y avoir de distance entre un effet en nous et l'objet qui produit cet effet.  Nous pouvions écrire (tout en sachant fort bien que jusqu'à un certain point, il s'agissait là d'un non-sens) : ce n'est pas l'objet que nous voyons, mais la lumière qu'il reflète.  Dans le cas du goût et de l'odorat, nous ne pouvons plus prétendre rien de ce genre.  Nous pourrions donc être portés à croire qu'en connaissant le goût du sel, nous connaissons la nature intime du sel.  Car il semble qu'en goûtant un objet, c'est directement l'objet comme tel que nous ressentons en l'incorporant.  Toutefois, la logique demeure la même et il suffit d'un peu de réflexion pour nous convaincre que ce que nous ressentons est l'effet que la nature du sel a sur la nôtre, et non la nature du sel en tant que telle.  Le fait que cet effet puisse varier selon que nous nous sentions malades ou en santé, que les goûts changent sous diverses conditions, nous le confirme.

Par conséquent, nous devons conclure à la nécessité de cette distinction entre la perception et l'objet perçu.

c) La représentation comme présupposition

13

Certains pourraient s'objecter à cette distinction en prétendant que l'être humain n'est pas essentiellement un être de représentation et qu'il existe, en deçà de l'être représenté, un être originaire.  Une telle objection pourrait être inspirée des écrits de Michel Henry ou de Maine de Biran.  Mais le réalisme dont il est ici question ne porte aucun préjugé à ces écrits.  Au contraire, tout l'intérêt de ce regard qui est porté sur la chose en soi a pour but de souligner l'importance de cette différence qui existe entre la représentation de notre être et l'être réel, concret, qui demeure en deçà de la représentation.  C'est ce fait que nous aurons l'occasion de mettre en valeur en stipulant que la représentation, ou l'expérience, n'est pas un être représenté.  Même s'il se peut que, pour les besoins de la cause ici poursuivie, il ne soit pas nécessaire d'évoquer les réflexions philosophiques concernant l'être originaire, rien n'empêche que de telles réflexions puissent être des sources d'enrichissement privilégiées par rapport aux principes de base qui sont ici énoncés.

d) Apparent manque de profondeur d'une telle métaphysique réaliste

14

On pourrait formuler, à l'endroit de ce réalisme phénoménologique, une critique de nature abstraite en lui reprochant de manquer de profondeur.  À reproche abstrait, réponse abstraite...

Même si le réalisme décrit ici avait peu de profondeur   ce qui n'aurait rien de surprenant   cela n'a pas à constituer en soi un tort, cela n'en ferait nullement une pensée fausse.  À quoi il faudrait encore rajouter une réflexion sur les rapports entre vérité et « profondeur ».  Admettons que, par profondeur, nous entendions la finesse d'une analyse.  Serait-on en droit de présupposer un rapport de corrélation entre la profondeur d'une analyse et sa valeur de vérité ?  Pour ma part, je crois qu'il est important de comprendre que c'est une erreur de croire à une telle corrélation.  Un génie peut cacher le mensonge auquel il tient sous des analyses qui, si elles ne manquent pas de justesse dans le détail, ont par ailleurs pour véritable raison de soutenir un système ou une position philosophique qui, dans son ensemble (lequel, parce qu'il est vaste, ne peut être saisi que par un autre génie d'égal calibre), constitue une perversion de la vérité.

Il importe donc, pour tout système, qu'il soit équilibré et sensé à son niveau même le plus élémentaire.  Un système complexe doit apparaître cohérent même dans son expression la plus simple.  De plus, il importe encore, lorsqu'on lui réserve des objections, que celles-ci aient un sens sur le même plan où se trouvent les éléments qu'elles visent, que nos reproches, en autres mots, tiennent compte du contexte.

² ² ²

15

Le réalisme dépeint ici n'est pas le réalisme le plus élémentaire qui soit, mais il représente le minimum de complexifications qui semblent nécessaires pour qu'il nous soit possible de trouver une réponse cohérente au défi auquel nous nous trouvons confrontés lorsque, contemplant l'expérience, nous constatons la présence dérangeante d'un schisme impensable, de nature insaisissable, entre l'esprit et la matière.  Si, à l'intérieur même de ce contexte réaliste, l'idée de chose en soi nous paraît encore contestable, c'est donc qu'il faut examiner de plus près la nature de l'objet sur lequel nous apposons alors l'étiquette « chose en soi » ; car si l'idée de chose en soi est simple, il lui arrive d'être chargée de connotations qui ne lui rendent aucun service.  C'est le sujet du texte intitulé « La chose en soi : connotations et objections ».



         

Résumé cartographique

Index