Histoire du débat entre le matérialisme et le spiritualisme, entre l’esprit et le corps.  Revue épistémologique du sens et de la valeur des concepts de subjectivité et d’objectivité.visiteurs non visuels, aller à : début de la barre de navigation du site début de la table de matière du texte début du texte



 

 Entête : « JE SUIS UN CORPS » 
 PHARE

Dernières modifications :
octobre 2011 (date initiale : août 2000)

Texte intégral

Partie 2
    Point d'arrivée     
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Dans l'introduction, j'ai fait allusion à cette croyance selon laquelle des droits que nous pouvions réclamer en tant qu'individus métaphysiquement libres ne pouvaient être réclamés par des individus physiques et déterminés.

On reconnaîtra peut-être que de telles présuppositions comportent des incongruités monstrueuses ; néanmoins, j'ai longtemps été d'avis que ce genre d'intuition incongrue reste au fond de nos déroutes modernes en morale et même en politique.  C'est que ce genre d'intuition — par exemple, « si je suis un pantin réglé par mes conditions, je ne suis pas vraiment libre et cela fait peu de sens d'exiger qu'on respecte ma liberté individuelle » — est le pendant d'une autre intuition qui, elle, se trouve fort répandue.

Selon cette autre intuition, l'être humain est un objet.  Il est un objet comme un autre, un animal comme un autre, un membre à part entière du monde temporel, objectif, et uniquement un membre de ce monde, bref, une chose.

Nombreux sont ceux parmi nous qui ont été gagnés à cette intuition sans savoir trop comment y résister, ni pourquoi il faudrait y résister, ni même à quoi une résistance à une telle intuition pourrait ressembler.

Il n'y a, d'ailleurs, aucun mal, en soi, à se concevoir en tant qu'objet.  Tout le malheur réside en ce qu'un être-objet, tel qu'il nous est donné de penser les objets, est un être qui ne peut avoir de « dignité », un être en lequel nous ne savons reconnaître une valeur inviolable ou une valeur, comme disait Emmanuel Kant, qui n'a pas de prix.

C'est là où nous en sommes aujourd'hui ; ce point d'arrivée marque une défaite en philosophie.  Expliquer pourquoi la dignité ne peut être pensée chez un être-objet dépasserait les limites de la présente étude.  Nous pouvons, toutefois, faire de grands pas en énonçant des idées qui n'ont que très rarement été exprimées jusqu'ici et qui nous permettent de remédier à la source de nos mésaventures en philosophie morale.  Ces idées portent sur la nature de cette différence qui oppose le corps et l'esprit ; elles nous permettront de repérer ce que nous perdons de vue lorsque nous adoptons sans esprit critique le principe de l'objectivité.  Nous allons donc tenter de retrouver... ce qui a été perdu dans la mêlée.

4 °    L'être interne : être inaccessible et oublié

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Le premier des deux axiomes exposés au Chapitre 2 s'énonçait comme suit : « la vie est pour elle-même une fin, ce qui lui est extérieur est, pour elle, moyen ».  Cet axiome comporte donc une référence à une notion identitaire : « ici, c'est moi, là, ce n'est pas moi » ;  « je suis l'intérieur », « je suis l'ici ».  Il ne faudrait pas se laisser leurrer, par contre, par le caractère spatial du concept d'intériorité.  L'intérieur dont il s'agit ici correspond bel et bien à un endroit, l'intérieur du corps, mais ce n'est pas ce fait qui caractérise essentiellement l'intériorité.  Comme nous le verrons, l'intériorité est ce qui, par définition, appartient essentiellement à ce que nous désignons par l'expérience, l'expérience interne, l'expérience vécue ou par maintes autres expressions, comme faits d'esprit, faits mentaux ou faits subjectifs.

Or, c'est l'expérience interne qui a été perdue dans la mêlée.  C'est donc dire, si je ne me trompe pas en établissant un rapport entre notre identité personnelle et existentielle et notre expérience interne, que ce qui a été perdu est notre être propre.  Nous-mêmes, ce que nous sommes dans notre être le plus intime, l'être inaliénable, l'être dont nous ne pouvons nous départir parce qu'il n'est pas un être que nous possédons mais l'être que nous sommes, voilà ce sur quoi tout discours philosophique qui suivait de trop près la science devait nécessairement se taire.

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La vie intérieure, de tout temps, s'est présentée à la science comme un objet inatteignable.  Il n'y a là rien de scandaleux, et nous verrons pourquoi.  Les poissons ne nagent pas dans les airs et les oiseaux ne volent pas au fond des eaux.  Pourtant, au lieu de reconnaître comme nécessaire l'écart à jamais insurmontable entre la connaissance objective et l'expérience subjective, on a coutume de s'en détourner.  Au lieu d'admettre le défi spécifique posé par cet écart, on lui substitue d'autres problèmes qui ne peuvent lui ressembler que de loin mais au niveau desquels on peut espérer, par contre, réaliser quelques progrès.  Or, si nous ne voulons pas finir par tourner en rond dans des contradictions, il est absolument essentiel de bien reconnaître la nature spécifique du mystère que pose l'opposition entre la matière et l'esprit.

On associe habituellement l'esprit à l'intelligence.  Cette inflexion de sens n'est pas heureuse lorsqu'il est question du rapport entre le corps et l'esprit.  Car lorsqu'il est question du mystère que pose la conscience, il n'est justement pas question d'intelligence ; au contraire, il est alors question de l'expérience interne .

Les mots 'âme' et 'esprit'

Pour désigner les faits d'expérience, il serait peut-être préférable d'employer l'expression 'âme' plutôt que l'expression 'esprit'.

L'étude portant sur l'opposition entre l'esprit et le corps concerne bien plus une opposition entre la vie intérieure et le corps perçu qu'une opposition entre ce corps et la faculté de l'intelligence.

Pourquoi ne pas désigner ce qui s'oppose au corps par un terme que l'on associe moins directement à l'intellect et plus directement à la vie intérieure ?

En associant l'esprit ou la conscience à l'intelligence, au cognitif, et non à l'expérience, les penseurs ont été portés à croire que ce qui nous intriguait, ce qui se présentait comme mystérieux dans l'existence, était la nature cognitive de l'expérience.

Toutefois, les penseurs qui réduisent le problème de l'esprit au problème du cognitif ignorent la vraie nature du mystère auquel l'expérience nous confronte.  Par leurs multiples tentatives pour démontrer ou découvrir comment un être de chair peut être capable de calcul, ils n'arrivent qu'à se détourner du nerf de la question.

L'insaisissable, dans l'expérience, était le fait de l'expérience en elle-même, la sensation, aussi bien intellectuelle qu'affective ou sensible.  Lisons bien Descartes : c'est l'expérience qu'il détache du corps, non pas l'intelligence.

Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous, que nous en sommes immédiatement connaissants.  Ainsi toutes les opérations de la volonté, de l'entendement, de l'imagination et des sens, sont des pensées (1).

C'est , on ne peut le souligner suffisamment, que se situe la véritable substance de la question devant laquelle nous porte l'opposition entre l'esprit et la matière.  Qu'est-ce donc que l'expérience et qu'est-ce qui nous permet de prétendre qu'elle présente un défi insurmontable pour la science ?

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Pour reprendre les paroles de Peter Strawson, une description physique complète de notre être exclurait d'emblée les désirs, les décisions et tout autre fait de conscience (2).  Vous avez identifié la zone visuelle ?  Bravo.  Prenez votre scalpel, découpez, découpez...  vous ne trouverez jamais cette image que j'éprouve de vous lorsque je vous regarde.  Pourquoi ?  Quelle est cette image ?  est cette image ?  Découpez, découpez, vous ne trouverez que matière grise et matière rouge, et aucun cinéma.  Les descriptions physiques des autres « choses » ne passent (apparemment) pas ainsi à côté de l'objet à décrire.

Il y a, dans tout cela, quelque chose de bizarre, quelque chose qui nous invite à réviser notre approche à la question.

Il semble que la description physique de l'expérience ne soit que la description hasardeuse d'une correspondance apparente entre deux faits, le fait éprouvé et le fait physique, et il semblerait que la philosophie ne soit tout simplement pas équipée pour penser cette correspondance d'une façon qui soit adéquate.  Nous ne détenons toujours pas un schème interprétatif des faits qui ne se révèle pas d'une parfaite indigence devant le schisme esprit/matière et qui, de plus, ne nous pose pas devant des contresens qui ne peuvent que choquer l'instinct naturel de vérité.

Les uns se disent-ils matérialistes ?  Demandons-leur de quelle nature peuvent être les images dans nos têtes.  « Ce sont des neurones », nous répondra-t-on, à peu près.  Mais un neurone n'est pas une image mentale, ni une autre impression quelconque.  Ne voulant ou ne pouvant reconnaître la pertinence de la question, la science doit répondre que le vécu intérieur n'est qu'un épiphénomène, l'écume sur la vague, le fantôme dans la machine.  est l'image ?  On pointera les lobes occipitaux.  En quoi cela viendrait-il nous éclairer sur cette divergence apparemment inanalysable entre les formes matérielles, telles les cellules ou les éléments chimiques, et les faits d'expérience qui, semble-t-il, réussissent à se faufiler invisiblement dans un éther très subtil entre les atomes ?  On nous aurait offert une réponse à peu près aussi valable en nous disant que nos perceptions sont causées par la boule que nous portons tous sur nos épaules.  « Coupez cette boule », nous dirait-on alors, « et vous ne verrez plus rien, il n'y aura plus d'image pour vous.  Donc l'image que vous éprouvez est vraiment causée par cette boule sur vos épaules. »  Mais la masse grise sur mes épaules n'est pas une image, et un circuit microscopique de connexions électrochimiques n'en est pas une non plus.  est cette image et qu'est-elle ?



 Les dédales de la philosophie 


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Le discours opposé, généralement vaillante cavalerie de la liberté métaphysique, n'a jamais été guère plus éblouissant.  Bref, il se résume à affirmer gratuitement que nous ne sommes pas uniquement des êtres matériels.  L'absence criante de la moindre preuve pouvant servir d'appui à cette prétention ne peut faire autrement que, à nouveau, choquer l'esprit sobre et le laisser sur sa faim.

Parfois, pour répondre aux matérialistes, on lancera l'idée de différents niveaux de déterminations (voir, pour un exemple classique, les travaux éthiques de Nicolaï Hartmann).  L'être humain, certes, jouirait d'une certaine forme de liberté métaphysique, mais uniquement en ce sens qu'il serait alors le lieu d'une lutte opposant diverses forces, où les facteurs déterminants dans cette lutte ne seraient pas uniquement matériels mais où justement, dans le meilleur des cas, l'esprit parviendrait à s'élever au-dessus des déterminants matériels.  Ce schème interprétatif invite deux remarques :

1)  Il s'agit là, à nouveau, d'un schème qui inscrit le rapport entre l'esprit et le corps dans une hiérarchie (Voir Chapitres 1 et 2 ainsi que Digressions 2 et 5.)

2)  C'est, là encore, un discours qui nous laisse entièrement dans le noir quant à la nature de cette différence qui oppose le corporel et le mental.

D'autres fois, quand l'esprit sera pensé comme « intelligence », on voudra voir en lui un élément plus raffiné en nous que les plus « rudimentaires » activités chimiques ou organiques, c'est-à-dire matérielles.  Puis, à la lumière de cette association, on sera porté à penser à l'énergie.  Il s'agit encore d'une fausse route, empruntée sous l'influence de cette tendance hiérarchisante qui nous porte à vouloir élever l'esprit au-dessus de la « simple » matière (voir la digression qui suit).  Comme il sera maintenant expliqué, si l'esprit est insaisissable par le langage brut du déterminisme, ce n'est pas parce qu'il serait plus raffiné que les faits « strictement » matériels auxquels nous pouvons le comparer.

Digression ...  

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Quand les spiritualistes s'épouvantaient devant la science et qu'ils nous répétaient, en gémissant, qu'il restait du mystère, de l'inexplicable, de l'insaisissable en langage déterministe, ils avaient raison.  Ils avaient tort, par contre, de prétendre que l'être humain était indéterminé, qu'il était en partie libre ou que son corps était séparé de son expérience.  Cependant, même si ces formules spiritualistes étaient erronées, celles-ci traduisaient une vérité importante, la balbutiaient à leur façon, cartésienne, religieuse ou idéaliste.  Le matérialiste aussi doit apprendre à balbutier cette vérité.

Cette vérité serait que le langage déterministe humain ne peut saisir l'expérience ; cependant, rien n'empêcherait par ailleurs que l'expérience puisse être le fait d'un déterminisme ou d'une pure mécanique, mais d'une mécanique dont les principes réels ne pourraient qu'échapper à la compréhension (la petite, minuscule, humble et naissante compréhension) humaine.

Pourquoi, devant l'idée du déterminisme, tant d'épouvante ?  Après tout, il ne s'agit que d'une idée.  Avec quelle horripilation s'est-on indigné devant cette idée ou devant le mécanisme ?  Pourquoi ?  Parce que les descriptions physiques de notre existence n'incluent pas le fait interne, elles n'incluent pas notre être réel.  La description physique nie notre être réel.

C'est donc avec raison que le discours matérialiste doit être combattu dans plusieurs domaines où il n'est tout simplement pas un discours approprié à l'objet du domaine ou de la discipline en question.  Cependant, cela ne signifiait pas pour autant qu'il fallait remettre en doute la métaphysique matérialiste.  Nous verrons bientôt pourquoi.

Concluons brièvement.  D'une part, le regard scientifique ne pouvait apercevoir la nature particulière des phénomènes mentaux et l'intérêt que cette nature représente.  D'autre part, croyant que l'importance ou le statut des faits internes nécessitait la fausseté du déterminisme que présuppose explicitement la science, ceux qui se sont opposés au discours matérialiste l'ont fait par des discours qui allaient contre le bon sens et qui se constituaient donc d'emblée comme des discours perdants.  Inversement, en cédant aux matérialistes, on cédait aussi à leurs présupposés implicites qui, eux, reposaient dans l'inconsistance : principalement, que si nous ne sommes que des êtres matériels, l'esprit et maints autres concepts subjectifs, comme l'amour, l'espoir et la fidélité, deviennent des concepts flous qu'il serait préférable de remplacer par des concepts propres aux sciences physiques.

Nous ne sommes pas si loin de ce bureau de médecin où, pour soigner le désespoir et la tristesse, et parfois la violence, nous prescrivons la bonne drogue.


               

5°   Notre être réel

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Maine de Biran et Michel Henry sont des auteurs qui nous ont mis sur la piste de l'être intérieur.  Il faut reconnaître le problème du rapport entre l'esprit et le corps pour ce qu'il est.  Il s'agit de l'opposition entre l'expérience et le corps-objet : corps vécu et corps vu.  Se confronter à ce problème, c'est se confronter au problème du dualisme qui se trouve dans notre expérience même.  Quand Descartes se penche sur son expérience, il y découvre une dualité.  C'est la dualité entre l'être vu et l'être vécu.

Nous observons extérieurement notre corps.  Nous pratiquons cette observation avec les yeux d'abord, mais nous la poursuivons avec notre intelligence, en approfondissant ce regard, lequel reste un regard que nous disons, faute d'une meilleure expression, « externe ».  Nous devons constater que ce corps, tel qu'il nous apparaît, être physique, surface solide, fabriqué d'atomes, de molécules et de sous-particules, n'a rien en commun avec la sensation vécue ou intérieure de notre corps.  Comment rapprocher ces deux réalités ?  Comment assimiler ce vécu en termes d'atomes et de molécules, en termes qui correspondent à notre infrastructure mentale interprétative de la réalité ?

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Il n'y a que de rares auteurs qui ont su répondre efficacement au défi que présente à la pensée le fait de l'expérience.  Pour ma part, c'est chez Raymond Ruyer que j'ai pu trouver cette réponse exprimée d'une manière limpide (3).  Timothy Sprigge, panpsychiste contemporain (1932-2007), mentionne, hormis Spinoza et Whitehead — cas qui seraient disputés — Gustav Fechner (1801-1887), R.H. Lotze (1817-1881), Friedrich Paulsen (1846-1908), William James (1842-1910), Josiah Royce (1855-1916), C.H.Waddington (1907-1975) et Charles Hartshorne (1897-2000 !) (4).  Quoi qu'il en soit, l'idée reste assez simple.  On peut y venir par soi-même sans trop de difficulté et il est surprenant qu'elle ne soit pas l'objet de disputes plus fréquentes en philosophie.  Voici cette idée :

L'esprit (ou l'âme) est l'être en soi — le noumène — de la matière dont est constitué notre corps.

Il ne faut pas chercher plus loin, mais il faut méditer longuement cette réponse.  Il faut d'abord la comprendre avant d'en apprécier les limites.  Car des limites, cette réponse en a certainement.  On peut ne voir en elle qu'une analogie.  On ne se tromperait sans doute pas, même, en la déclarant entièrement fausse ; car la vérité et la fausseté sont toutes relatives.  Il faut comprendre la proposition de Ruyer — que l'esprit (ou l'âme) serait l'être en soi, le noumène, de la matière dont est constitué notre corps — comme une réponse qui se rapproche plus de la vérité que d'autres réponses ne semblent pouvoir le faire.

Expliquons cette idée de Ruyer.  Ruyer nous dit : il ne faut pas, en un certain sens, penser à la lumière comme étant, telle qu'elle nous semble aujourd'hui, composée de photons ; dans un sens bien précis, le photon n'est qu'un concept et, comme tout concept, il ne serait qu'un code ou un élément d'un code qui, dans son ensemble, représente notre manière d'interpréter nos perceptions, bref, de comprendre les choses en soi ou, plus précisément, les effets que les choses en soi ont sur nous.  Le photon serait, si l'on peut dire, l'impression rationnelle qu'une réalité externe produirait en nous, comme la couleur seraient serait l'impression visuelle que produirait en nous cette même réalité.

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Nous ne « voyons » jamais objectivement les choses, nous ne « voyons » jamais que les effets que celles-ci ont sur nous.  Ou bien, devrons-nous dire, « voir » ou « sentir » objectivement les choses, c'est de détecter, de rassembler et d'interpréter ces effets qu'ont sur nous les choses.

Interrogeons-nous sur le fait de voir en tant que tel.  Imaginons que je regarde une table.  Est-ce que je vois une table ?  Ou est-ce que je vois la lumière que reflète la table ?  Ou est-ce que je « vois » l'effet que la lumière a sur mon oeil ?  Ou l'effet qu'aurait mon oeil sur mes nerfs, etc. ?  En définitive, voir une table n'est jamais rien d'autre que saisir l'effet qu'une réalité en soi a sur moi par une série d'intermédiaires.  Et « voir » signifierait précisément saisir des effets en moi de telle manière à ce que je puisse en tirer des indications concernant les faits extérieurs à moi.  C'est pour cette raison que se demander si nous voyons les objets ou la lumière que reflètent les objets est une question qui n'a pas de sens.  « Voir » est un mot qui désigne l'ensemble de la suite causale :

   meuble-reflète-lumière-
   qui-entre-dans-pupilles-
   stimule-batonnets-et-cônes-rétinaux-
   et-la-suite-je-ne-la-connais-pas-trop-bien-
   mais-elle-se-termine-par-image-dans-ma-tête.

Que cette question, si nous voyons la lumière ou les objets, n'ait pas de sens n'empêche pas qu'elle ait néanmoins l'avantage de souligner l'opposition entre un objet perçu et la perception de cet objet.  En définitive, les impressions que nous avons des objets ne sont jamais rien d'autre que des impressions, des impressions que les réalités en elles-mêmes occasionnent en nous...

mais...

... chacun de nous n'est-il pas une réalité en soi ?  Si nous n'avons, par rapport aux objets autres que notre propre personne, qu'un « accès » qu'il faut bien qualifier d'indirect, un accès que nous n'avons que par la voie des effets que ces réalités ont sur nous, qu'en est-il de cet accès que nous pourrions avoir à l'être en soi de l'être que nous sommes ?

Imaginons l'inverse de notre problématique : imaginons que nous voudrions connaître non pas la nature d'un objet, mais l'effet que nous avons sur lui (et non plus l'effet qu'il peut avoir sur nous).  Nous n'avons pas d'accès, direct ou même indirect, aux effets que nous pouvons avoir sur les autres objets, d'autant plus qu'on prétendra que les objets, s'ils sont inanimés, ne ressentent rien et qu'il n'y a donc pas d'effet à connaître.  Cela pourrait être vrai que la question aurait encore son sens.  En admettant que les objets pouvaient ressentir leur être, connaître un objet, ce ne serait toujours pas connaître cette nature intime de l'objet dont l'objet aurait lui-même conscience. Il ne s'agit pas d'un manque d'intelligence ; il s'agit simplement d'être ou de ne pas être la chose affectée (5).  Quand nous sommes la chose même qui se trouve à être affectée, il ne s'agit plus de connaître une réalité extérieure par la voie des multiples effets qu'ont sur nous les objets.  Il s'agit, au contraire, de connaître ces effets en tant que tels.

Cependant, ici, deux voies s'ouvrent à nous : connaître notre vécu immédiat et connaître ce que ce vécu immédiat suggère indirectement quant à notre propre nature.  Dans le second cas, il s'agit d'une enquête qui risquerait fort de nous écarter loin de nos objectifs.  Dans ce cas, il s'agirait à nouveau de connaître un être autre que celui de notre vécu immédiat ; mais cette fois, nous chercherions à connaître, pour ainsi dire, l'être qui pourrait donner lieu à notre vécu.  Cette recherche pourrait même nous reconduire à une enquête sur la nature de l'univers, car du moment que l'enquête porte sur ce que nous révèle indirectement notre vécu, elle peut à nouveau tendre vers ce qui est autre ou au-delà de nous-mêmes, mais dans le sens cette fois d'un au-delà non vérifiable, d'un transcendant que les sens ne pourraient atteindre.  Cette recherche aurait même peu en commun avec une étude introspective.  Dans celle-ci, un sujet peut s'interroger, par exemple, sur ses mobiles, sur ses sentiments ou sur ses forces et faiblesses.  Au contraire, chercher indirectement à connaître qui nous sommes par la voie de notre vécu, c'est chercher à connaître ce qui nous transcende.

Ce qui importe ici n'est pas de chercher à savoir ce que notre vécu, dans sa qualité, dans sa nature, peut nous révéler indirectement de nous-mêmes — ou même de notre univers.  Ce qui importe est de reconnaître la différence entre l'être immédiat vécu et l'être médiatisé que représente la connaissance objective.  Pour les besoins de la cause, nous maintenons, malgré toute sa valeur douteuse, la première hypothèse, l'hypothèse selon laquelle nous sommes (au moins en partie, et assez pour ce qui nous concerne) les effets dont est constitué notre vécu, et nous écartons comme valable (et même nécesssairement vraie) mais non utile l'hypothèse selon laquelle nous sommes quelque chose dont notre vécu ne serait que le reflet ou la trace.

En admettant donc — provisoirement — que nous soyons les effets que les objets ont sur nous, nous pourrions proposer un énoncé tel que celui-ci : j'ai un « accès » indirect aux réalités externes en vertu des effets que celles-ci ont sur moi, mais j'ai un « accès » direct à ces effets en vertu du fait que je suis ces effets, que leur être est identique à l'être que je suis.

Quelle serait, maintenant, la nature de cet accès direct ?  Voilà une question qu'il n'appartient peut-être même pas aux êtres humains de pouvoir répondre.  D'ailleurs, le mot « accès » est sans doute mal choisi, car il suggère une fausse dualité entre un moi qui accède et un moi accédé.

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L'important, ici, n'est pas de percer le mystère de l'existence.  L'important est de comprendre la portée de l'idée ruyerienne selon laquelle le vécu est l'être en soi de ce qui, extérieurement, nous apparaît comme notre corps.  Sans percer le mystère de l'existence, cette idée nous permet de comprendre la différence, ou de comprendre un fondement possible à la différence entre le corps et l'esprit.  Car il ne s'agit effectivement pas de résoudre ce mystère, mais simplement de lui retirer son caractère d'impossibilité en repérant au moins un fondement possible au défi que pose à l'intelligence l'apparence illusoire ou insubstantielle des faits mentaux.  Devant ces faits, la science n'a su que parler d'épiphénomène.  Nous n'avons même pas réussi à imaginer une manière cohérente de penser ces deux éléments, matière et esprit, comme étant du même univers.  La proposition ruyerienne suggère un fondement possible à la différence entre l'un et l'autre.  Comme cette explication a de plus le mérite d'être la seule imaginable qui soit viable, nous aurions sans doute tort de la négliger.

Quel est, en clair, cette explication ?  Nous comprenons, tel qu'il vient d'être expliqué, qu'il y a une différence entre les choses en elles-mêmes et les impressions, sensibles ou mentales, que les choses ont sur nous.  Cette différence est-elle seulement une différence d' « identité » — ou peut-être devrions-nous dire d' « entité » ?  Est-ce qu'il y aurait simplement, lorsque je regarde la table, une surface plate avec quatre pattes en dehors de moi et, d'autre part, l'image en moi d'une surface plate avec quatre pattes ?

Il faut croire que non.  La différence entre ces deux réalités, l'objet et l'impression que nous avons de lui, ne se limite pas au seul fait que ces deux réalités sont numériquement distinctes.  Car, la réalité externe déborde nos sens de toute part.  D'abord, il y a bien plus en elle que nous ne pourrions jamais nous représenter.  Nous avons cinq sens, six avec l'intelligence, et chacun de ces sens nous offre un certain accès indirect, nécessairement limité, à cette réalité.  Chaque sens produit un « portrait » de celle-ci qui ne peut donc être que partiel.  Cette raison suffirait à elle seule pour introduire une différence marquée entre la nature des objets et le caractère des représentations que nous en avons.  Cependant, nos sens seraient-ils mille fois plus nombreux, le fond qui produit cette différence de nature demeurerait.  Car, suivant l'hypothèse idéaliste, si nous ne saisissons pas la nature intime des objets autres que nous, la raison en serait que ce n'est jamais tant leur nature que nous saisissons que la nôtre, en tant que celle-ci se trouve affectée par l'objet externe.  La chose en soi serait donc, peut-on présumer, fort différente de la représentation que nous en avons, non seulement parce qu'elle déborde nos sens de toute part, mais surtout parce que ce que nos sens traduisent est plus notre nature que celle des objets perçus.  Nulle part ailleurs dans le monde de la pensée la phrase de Marshall McLuhan, « the medium is the message [le médium est le message] », aurait-t-elle une place qui lui convienne mieux.

Quelle est donc la « vraie nature » de l'objet externe ?  Dans un certain sens, la nature de l'objet doit nous demeurer entièrement inconnaissable.  Or, ce que suggère Ruyer, c'est que notre conscience est ce qui, en nous, correspondrait à cette nature entièrement inconnaissable d'un point de vue objectif.

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Reprenons donc cette explication autrement.  À toute réalité, nous présumons deux « aspects » : l'aspect-phénomène, l'apparence physique qu'elle a pour nous, et l'aspect-noumène, l'objet dans sa nature propre tel qu'il est, indépendamment des représentations que nous pouvons en avoir.  Il en va de même dans le cas de notre propre réalité, celle des êtres humains, à laquelle il nous faut bien présumer ces deux « aspects », phénoménal et nouménal.  Nous présumons pour les êtres humains, comme pour tout objet, une existence inconnaissable et imaginable seulement « en théorie », ou plutôt « en principe », celle du noumène, et nous leur reconnaissons, d'autre part, et comme pour tout objet, une apparence qui, pour nous, se donne sous la forme de faits physiques, mesurables et détectables par nos sens ou par nos instruments.  Mais à ces deux réalités s'en ajoute une troisième qui, d'une part, ne semble pas compréhensible en tant que fait physique mais qui, d'autre part, est encore connue de nous, connue subjectivement.  Cette troisième réalité est celle constituée des faits mentaux.

D'une perspective matérialiste, la présence des deux premiers « types » de réalités ne pose aucune difficulté théorique ou métaphysique.  Si nous affirmons que l'être humain n'est que matière, nous devrons d'emblée reconnaître la nécessité d'une dualité entre le phénomène et le noumène, comme pour tout objet.  J'aurais beau être matérialiste, je ne pourrais refuser de reconnaître que l'image que j'ai dans ma tête d'une table n'est qu'une image dans ma tête.  Cette image doit être construite ou peinte dans un code, avec des couleurs et selon une géométrie qui est bien la mienne, et ce code ne peut donc représenter objectivement la table que dans un sens bien particulier.  Bref, dans un cadre interprétatif matérialiste, il doit y avoir, en principe, le phénomène et le noumène, même si ce dernier est une réalité sur laquelle, en principe encore, l'esprit ne peut avoir aucune saisie.  Donc, d'un point de vue matérialiste, cette dualité, loin de faire difficulté, se présente comme un principe nécessaire.

C'est la présence indéniable, et apparemment parfaitement incompatible avec une métaphysique matérialiste, d'un troisième « type » de réalité, celle de l'expérience vécue et connue, qui devient gênant.  C'est alors que la proposition ruyerienne vient jouer son rôle.

Ruyer suggère simplement qu'il n'est pas nécessaire d'imaginer qu'il s'agisse là d'un troisième type de réalité, un type de réalité qu'il ne nous serait pas possible d'inscrire dans notre conception du monde sans y introduire des contradictions.  Nous n'avons qu'à imaginer que notre vécu corresponde en fait au noumène même de notre corps, quoique cela puisse nous sembler au départ farfelu.  Ce corps nous apparaîtrait, comme tout autre objet perceptible extérieurement, doté d'une nature physique, mais au contraire des objets autres que nous, dont le noumène ne peut demeurer pour nous qu'une idée métaphysique, nous aurions, par rapport à nous-mêmes, un accès privilégié à l'être concret et nouménal.  Si, des objets autres que nous, nous ne pouvons et ne pourrons jamais « saisir » le noumène, sa nature immédiate, nous le pourrions dans notre cas pour la simple raison que nous sommes cette nature, notre nature.

23

Faute d'une meilleure expression, nommons cette idée « thèse de l'identité d'un monisme non réductiviste ».  Cette thèse est moniste parce qu'elle explique la différence entre l'esprit et le corps, non en évoquant deux substances, mais deux perspectives, incommensurables l'une par rapport à l'autre, que la nature même de toute représentation offrirait par rapport à un être bien précis : son être même, celui de la représentation.  Cette thèse a donc l'avantage de rendre compte du fait de la nature inexplicable du fait même de la conscience sans nous retirer d'un cadre interprétatif matérialiste ; elle explique pourquoi une approche scientifique et matérialiste à la conscience serait une fausse route : la conscience serait ce qui, par définition, et dans une métaphysique matérialiste, ne pourrait que demeurer insaisissable.  Tout comme l'être en soi du photon ne sera jamais accessible, notre être réel, y inclus notre conscience, ne saurait jamais être perceptible au microscope.

Il n'est donc pas surprenant que la conscience se soit présentée à nous comme un épiphénomène.  Elle devait en principe être insaisissable.  Mais cela ne devait pas pour autant nous conduire à remettre en cause le réalisme matérialiste, ni par ailleurs la réalité de l'esprit ; au contraire, la thèse de l'irréductibilité de l'esprit se déduit à partir des prémisses même d'un réalisme matérialiste conséquent.  Car un réalisme matérialiste conséquent suppose l'en-soi inaccessible.

Pour clore, revenons à l'idée du photon et de la lumière.  Nous sommes partis de l'idée que, en un certain sens, il ne fallait pas penser à la lumière réelle comme étant composée de photons.  Mais il ne s'agissait là que d'un exercice métaphysique qui ne pouvait servir qu'à faire valoir un point bien spécifique car, en fait, il ne nous est pas possible de penser à la lumière autrement que telle qu'elle nous apparaît en tant que phénomène.  Nous devons penser la lumière comme étant un composé de photons, car c'est la seule manière qu'il nous est donnée de la penser.  Seulement, il s'agit de se souvenir qu'entre la pensée (ou la sensation, ou la vision, etc.) d'une chose et la chose comme telle, il y a un écart infranchissable.

Cette différence incommensurable qu'il faut insérer entre le réel propre ou interne des choses et le pensé, leur apparence en nous, nous offre un modèle grâce auquel il nous est possible de chasser le caractère insoluble et choquant de l'opposition entre l'esprit et la matière.  Grâce à ce principe explicatif évoquant la différence entre l'être réel et l'être apparent, l'opposition insurmontable dans les faits entre le corps et l'esprit devient cohérente et se présente même comme étant, en théorie, absolument nécessaire.  Cette conclusion ne serait pas à ce point significative si nous ne l'atteignions pas à partir de prémisses uniquement matérialistes.  Mais ce n'est pas le cas et de là tout son intérêt.

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Car, sans remettre en cause le matérialisme, cette nouvelle perspective transforme notre compréhension du rapport entre le corps et l'esprit et notre évaluation de ce que nous désignons par les mots « esprit » ou « âme » et ce, tout en restant dans le cadre même d'une pensée matérialiste, pensée qu'on qualifierait peut-être plus adéquatement dans ce cas en employant l'expression « naturaliste ».  C'est ce que je vais maintenant tenter d'expliquer brièvement.

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Nous avons l'habitude de penser que la science pourrait nous révéler les raisons « cachées » de notre conduite.  Nous concevons aisément que les mobiles qui guident notre volonté restent obscurs, même pour nous-mêmes.  Nous sommes alors portés à croire que notre volonté n'est pas vraiment la cause de notre conduite.

En contrepartie, l'histoire de la philosophie est tissée d'essais dont le but semble être, comme l'énonçait explicitement Blondel, de donner une « dignité » causale à notre action :

[..]comment concevoir que nous puissions emprunter ou recevoir une participation de l'activité première, au point que les êtres, tout contingents et passifs en leur fond originel, comportent une dignité autochtone et autonome (6).

Traduisons : si tout ce que nous sommes est, en définitive, le résultat du sort seul, comment nous attribuer une « responsabilité causale » par rapport à nos actes ?  C'est l'idée de l'homme-marionnette et de l'insignifiance de la volonté qui est accablante ici.  Cette idée produit le sentiment que nous n' « y sommes pour rien » quant au sort qui est le nôtre.  Je suis d'avis que, lorsqu'on y regarde de près, c'est ce sentiment qui l'emporte aujourd'hui dans l'esprit de nos contemporains, et ce, même si une bonne part d'entre eux auraient de la difficulté à l'admettre.  L'idée a fait son petit bonheur de chemin.  Elle s'est installée dans les assises secrètes de la pensée.  Elle est à la base de nombreux sophismes en éthique et c'est pourquoi il importe de se pencher sur l'ensemble des ces questions.

D'un côté, les sciences semblent nous révéler les bases physiques et « réelles » de nos activités mentales.  De l'autre, des prétendus réalistes laissent entendre, non sans cynisme, que les véritables mobiles de nos actions resteront toujours cachés.  Pour de tels esprits, quiconque se croit véritablement la cause de son action est dupe de lui-même.  Pire encore, pour eux, tous nos actes ne peuvent prendre racine que dans un égoïsme de fond.  (Cette dernière supposition reste des plus étranges, puisqu'on la soutient tout en soutenant que les raisons profondes de nos actes demeurent forcément inconnues de nous.)

Ainsi cernés entre ces deux partis, nous pourrons être portés à nous ranger vers un modèle déresponsabilisant et, par conséquent, dépersonnalisant de l'être humain.  Nous pourrons être portés à croire que nos actes ne sont jamais volontaires et que notre vouloir n'est qu'une illusion ou que, quoique bien réel, ce vouloir ne soit pas la cause réelle de notre conduite et qu'il reste donc, par conséquent, sans mérite.  Il ne s'agit pas ici de contester ces figures.  Il s'agit plus modestement d'indiquer comment la thèse selon laquelle l'esprit et le corps sont l'endroit nouménal et l'envers phénoménal d'une réalité unique peut avoir un impact sur elles.

Ces figures tirent leur force de l'idée qu'il y a moins de réel dans la volonté qu'il y en aurait dans la matière.  N'est-ce pas sur cette intuition que repose cette autre idée métaphysique et ontologique selon laquelle l'esprit serait causé par la matière ?  Cette idée reste incohérente en elle-même, car elle suppose qu'une cause, la matière, peut avoir un effet, l'esprit, lequel pourtant ne pourrait inversement avoir un effet à son tour sur la matière.  Toutefois, nous n'avons pas à nous soucier de cette incohérence.  Ce qu'il faut plutôt retenir est que cette idée repose sur un présupposé selon lequel la matière correspondrait au seul réel concret alors que l'esprit ne serait que simple apparence.

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Or, si effectivement la thèse de l'identité chasse cette illusion d'une déficience de réalité dans la volonté par rapport à l'univers physique, n'est-ce pas l'ensemble de ces figures modernes portant sur l'insignifiance de la volonté qui doit s'effacer en conséquence ?

Nous comprendrons dès lors notre volonté dans l'action non plus comme l'écume qui roule fortuitement sur les flots de notre mouvance physique mais comme la substance même de notre être.  En fait, c'est l'ensemble de notre être subjectif, et non seulement la volonté, qui retrouve, grâce à ce schème, un statut que nous sommes venus à lui refuser.  Les thèses schopenhaueriennes opposant le monde comme représentation au monde comme volonté trouveraient ici naturellement leur place.

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Un statut réaffirmé pour le fait intérieur n'est qu'une première conséquence du panpsychisme.  Nous comprendrons aussi qu'en plus de n'être pas moins réel que l'atome, qu'en plus d'être le même réel que l'atome, cet être subjectif nécessite pour sa compréhension une tout autre approche que celle que peut nous proposer la science.  Car, comprenant le gouffre entre l'esprit et le corps comme étant le même que celui qui s'insère entre la chose représentée et la chose en soi, on comprendra que c'est par principe, par une nécessité logique, pour des raisons a priori que la science ne pourra jamais atteindre le vécu.

En effet, cela a été expliqué, l'être en soi déborde de toute part les catégories représentationnelles dont nous disposons pour en tracer un croquis dans notre esprit.  Or, il en va de même pour notre propre être.  Nous devons par nécessité être une présence dont une pensée rationnelle et objective ne pourrait saisir, en fait, qu'un pauvre croquis.  Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas nous connaître.  Cela signifie au contraire que, par rapport à des questions dont la nature est subjective, comme des questions de morale, d'amour ou d'introspection, il n'y aurait pas de connaissances objectives que nous pourrions juger essentiellement utiles alors que, inversement, nous aurions tout avantage à approfondir nos connaissances subjectives.  Qui suis-je ?  Quelle est ma raison d'être ?  Irons-nous poser ces questions à la science ?  Allons-nous négliger leur importance parce que, sur elles, la science n'a pas d'emprise ?

Notre tendance à nous emballer pour les nouvelles recherches scientifiques sur nous-mêmes ne sera peut-être pas si irrésistible lorsque nous comprendrons que le temps accordé à ce genre de recherche sera souvent un temps précieux qui devrait être accordé au développement d'une autre sorte de compréhension de nous-mêmes.  Le rapprochement avec les perspectives herméneutiques se propose d'emblée.

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En rétablissant un statut pour l'élément subjectif et en exposant les raisons pour lesquelles notre approche au subjectif doit être d'une nature autre que scientifique, la voie se trouve ouverte vers une théorie de l'identité de l'être humain qui fonde cette identité dans la dimension subjective de l'expérience.  Cela peut paraître banal, mais ce sont les conséquences d'un tel fondement qui peuvent être moins évidentes.

Mais le but ici n'est pas d'explorer ni de défendre les multiples conséquences en philosophie morale attribuables à cette thèse de l'identité.  Le but poursuivit est de présenter un schème interprétatif adéquat dans lequel pourrait s'inscrire sans contradiction le schisme entre l'esprit et la matière.


               


6°   Conclusion

    D'une prétendue « mort » du sujet 

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Que s'est-il produit au juste ?  L'être humain est devenu intelligent.  Devenir intelligent, cela voulait dire développer la capacité d'interpréter la réalité externe, de la représenter de manière à pouvoir la saisir sous forme d'objet.  Mais l'extériorité objective est, par définition et selon le premier axiome de l'existence, moyen.  Un jour, l'homme est devenu moyen pour lui-même; il est devenu objet.

Sa nouvelle intelligence, de laquelle, malgré qu'elle fût encore toute petite, il n'était pas peu fier, lui racontait, déjà sûre d'elle-même : « il n'y a de réel que ce que je peux représenter ».  Dès lors, ce que la raison ne pouvait saisir par des formules quantitatives et ce qui ne répondait pas à des principes qui étaient à sa mesure fut jugé illusoire.  La représentation a été substituée à la réalité.

On en vint, au vingtième siècle, à affirmer, fièrement, « la mort du sujet », croyant rompre les rangs avec l'Occident.  Entendait-on par là que le sujet cartésien n'existait pas et que la volonté n'était pas comme un petit ange libre séparé du corps et pouvant le déterminer comme un pilote peut guider son aéronef ?  On croyait peut-être ainsi ramener la conscience de soi à notre être concret et nous délivrer de l'être représenté, de ce « pur être de raison » que serait le sujet de Descartes.  Mais c'était encore le monde de l'esprit sur lequel on tirait à nouveau le rideau, et il n'y a rien de plus occidental, semble-t-il, rien de plus moderne, que de se livrer à la négation de l'être intérieur.

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Le déploiement de la thèse de l'identité du corps et de l'esprit nous a permis d'identifier un certain nombre de ses conséquences au niveau de l'ontologie, de l'épistémologie et de la morale.

D'abord, au niveau de l'ontologie, si l'expérience est l'être en soi, il ne peut plus être question de chercher un rapport causal entre le corps et l'esprit, comme il ne peut plus être question de réduire l'un à l'autre.  Comprenant l'expérience comme étant notre être en soi, celle-ci peut maintenant être reconnue comme étant notre être réel.  La vie intérieure retrouve donc un statut ontologique et la base d'une valorisation qu'elle avait perdus en héritant de l'identité de fantôme dans une machine.  Ce qui avait été perdu dans la mêlée n'était rien de moins que notre être concret.

Sur le plan épistémologique, le langage matérialiste, auquel correspond la perspective objective, est reconnu comme un langage et, par conséquent, comme n'étant qu'une forme d'interprétation.  Voir la réalité sous son caractère objectif, ce n'est plus que la traduire en code représentatif, en système cartographique.  Un fait « physique » n'est donc jamais qu'une représentation de la réalité et non la réalité elle-même

Cette manière de comprendre la différence entre l'intangible esprit et le monde solide du physique constitue un renversement à l'intérieur même du réalisme.  Nous ne voyons plus dans la conscience un épiphénomène illusoire et dans la matière une réalité plus fondamentale.  Au contraire, nous comprendrons maintenant le vécu comme étant un réel « à part entière », alors que ce sera dans la matière que nous ne verrons plus qu'une apparence, ne la comprenant plus que comme la manière qu'un cerveau, celui d'Homo sapiens, emploie pour cartographier le réel qui l'entoure.

L'hypothèse selon laquelle l'esprit est un aspect de notre noumène nous permet donc de comprendre, d'une part, pourquoi il doit y avoir des limites insurmontables à la science et pourquoi ces limites imposent des conséquences sur le plan pratique et, d'autre part, quelles peuvent être ces conséquences.  Car, si souligner le fait que la science a ses limites peut paraître inutile, tellement celles-ci sont évidentes et évidemment nécessaires, il n'en va pas de même de l'importance et de la nature des conséquences pratiques que ces limites impliquent.

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Grâce à cet ensemble de conséquences, on peut espérer que les effets néfastes de la réification de l'être humain pourront être combattues avec encore plus de succès.  C'est sur le plan de la morale que cette métaphysique peut avoir des conséquences appréciables.  Il faudra démontrer que le regard objectif ne peut servir qu'à des fins qui n'ont aucune commune mesure avec celles du regard subjectif.  Considérer une personne subjectivement, c'est vivre avec elle tout en reconnaissant en elle une fin en elle-même et pour elle-même.  Considérer, au contraire, les choses objectivement, c'est chercher à savoir comment les contrôler et ne reconnaître en elles essentiellement que divers moyens.  Il y a là des pièges auxquels devraient s'arrêter et réfléchir tous ceux qui ont pour but d'étudier l'être humain et de transformer leur discipline en une véritable « science ».

Intuitivement, les humanistes ont le plus souvent été très sensibles au tort qui consiste à traiter les sujets comme des objets, même lorsque le but visé est leur bien ; mais ne saisissant ce tort qu'intuitivement, les raisons pour lesquelles c'était là un tort ne demeuraient elles aussi que vaguement comprises.  Par conséquent, la relation entre les attitudes scientifiques et humanistes a donné lieu à un malentendu, de telle sorte que le « matérialisme » ainsi que l'approche objective ont été perçus comme incompatibles avec certaines pratiques ou attitudes humanistes et avec l'approche subjective sur laquelle ces dernières se fondent ; non seulement l'une et l'autre de ces approches semblaient-elles s'exclure mutuellement — cette exclusion a son sens — , bien plus, l'une et l'autre semblaient impliquer l'inconsistance de l'approche contraire.

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Je pense en particuliers aux attitudes qu'on pourraient décrire comme « personnalisantes » et que Peter Strawson, dont les propos ont été évoqués dans l'Introduction, appelait « attitudes réactives ».  On peut ranger parmi celles-ci la gratitude, le blâme et la culpabilité, le ressentiment, le souci sous certaines formes, lesquelles Strawson retenait déjà, auxquelles nous pourrions rajouter une certaine forme d'écoute ainsi que son complément, une certaine forme de parole.

Cette forme particulière d'écoute ou de parole peut se nommer 'intersubjectivité', mot à la mode de nos jours.  Je ne parlerais pas d'amour, mais il est certain qu'il s'agit du moins d'une manière d'être lié à autrui.  On peut rager contre une personne, rire avec elle, lui compter nos peines ou écouter les siennes ; dans chaque cas, notre attitude est caractérisée par le fait que nous soutenons intentionnellement une relation avec elle.  Nous l'interpellons, faisons appel à elle, nous agissons comme si elle était là et comme si elle était avec nous.  Dans la mesure où notre rapport à autrui est marqué par la transparence, dans la mesure où nous ne nous cachons pas de l'autre, dans la mesure où, au contraire, nous lui exprimons ou exposons devant lui nos véritables pensées et sentiments, dans cette mesure sommes-nous avec lui, quelque puisse être notre sentiment à son égard.  Cet espace qu'est celle de l'intersubjectivité, ancré dans l'identité commune et l'appartenance, soutenu par le souci, est rendu manifeste par la parole, par la communication sous toutes ses formes.

Si les conséquences que doit produire la reconnaissance d'un statut important aux faits internes n'ont pas été suffisamment exposées, nous pouvons par contre refuser les conséquences qu'on a voulu lier au naturalisme : l'épiphénoménalité et l'insignifiance des faits internes.  L'important, dans ce qui précède, est que nous pouvons maintenant reconnaître un statut à la vie intérieure, statut que l'évolution des sciences semblait avoir remis en cause.  Si ce statut est semblable à quelques égards au statut que les religions et les philosophies premières réservaient à la vie intérieure, il en diffère par contre quant aux raisonnements qui le soutiennent.  Dans un cas, et non dans l'autre, les raisons fondatrices de ce respect et de cette estime seraient générées par une raison critique et non par l'imagination intuitive articulée sous une forme mythique, archétypique ou même chimérique.




    

B.M.
Août 2000

Révisé, octobre 2011

Post-scriptum 


 

 Qu'il ne faut pas nier le déterminisme 
 en disant 
  « L'être humain n'est pas une simple chose »



Maintes positions philosophiques apparaissent marquées d'ambivalence.  Elles semblent, d'une part, refuser le mécanisme tout en refusant, d'autre part, d'accorder un statut privilégié au concept d'âme ou de vie intérieure, craignant peut-être un retour à la philosophie des anges.  Leurs discours paraîtront donc coincés entre deux positions intenables.  Ils refuseront d'accorder à la science un droit de regard sur le vivant et, d'autre part, ils ne sauront accorder aux faits subjectifs leur juste valeur.

Ceux qui soutiennent que l'esprit est l'envers nouménal du corps phénoménal soutiennent une alliance inverse.  Ils admettent le mécanisme avec tout l'entêtement d'un déterministe en disant : « L'homme n'est qu'une simple chose comme n'importe quelle autre chose » ; mais, par ailleurs, ils admettent l'âme, aspect de cette chose qui, dans la perspective matérialiste, demeure nécessairement insaisissable.



 La réification pose deux problèmes :


  1. Elle produit une fausse représentation de l'être ou, plus précisément, elle réduit l'être à l'être représenté.  Le regard objectif est appauvrissant car il exclut les données qualitatives qui relèvent du domaine subjectif.


  2. Elle introduit une condition d'égalité entre l'être humain et les choses et, de ce fait, semble retirer à l'humain tout statut privilégié.

Le deuxième problème n'est pas tant le fait de concevoir l'être humain comme une chose que le fait de ne pas savoir comment valoriser ce qui peut être « réduit » au statut de « chose ».

Au lieu de se livrer à de galantes et édifiantes descriptions des principes qui, du fond de la vie, se laissent deviner ou pressentir sans que nous puissions les connaître clairement, en tentant vainement de transformer ces principes en titres de noblesse,

au lieu de tenter vainement de démontrer que nous ne serions pas une chose comme les autres,

nous aurions mieux fait de démontrer que nous avions tort de regarder les êtres humains comme nous regardons les simples choses,

et ce, même si les humains n'étaient que de simples choses,

car alors nous ne les regardons qu'extérieurement, en ce qu'ils représentent pour nous, et non dans leur être même.



         

Partie 1

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Notes

1.  « Raisons qui prouvent l'existence de Dieu [...] », § 1, dans Méditations métaphysiques, à la suite des « Réponses aux secondes objections », P.U.F., collection Quadride, p. 177.

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2.  Analyse et métaphysique, Paris, Vrin, 1985, p. 148-149 ; Skepticism and Naturalism: Some Varieties, Methuen, 1985, p. 54-56 ; 62-63 ; mais aussi Descartes, Spinoza, Leibniz... .

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3.  La conscience et le corps, P.U.F., 1937, p. 6-12.

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4.  « Panpsychism », Routledge Encyclopedia of Philosophy, E. Craig (dir.), Londres, Routledge, 1998/2011. J'ajoute les dates de naissances et de décès.

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5.  Le texte devenu classique qui fait valoir cette question est celui de Thomas Nagel : « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? », dans Questions mortelles, P. Engel (trad.), P.U.F., 1983, p. 193-209 (« What Is It Like to Be Bat ? » Philosophical Review, 83 [1973] : 435-450 ; repris dans Mortal Questions, Londres, Canto, 1991).

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6.  L'action, P.U.F., 1949, p. 8.

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