Histoire du débat entre le matérialisme et le spiritualisme, entre l’esprit et le corps.  Revue épistémologique du sens et de la valeur des concepts de subjectivité et d’objectivité.visiteurs non visuels, aller à : début de la barre de navigation du site début de la table de matière du texte début du texte



 

 Entête : « JE SUIS UN CORPS » 
 PHARE

Dernières modifications :
12 octobre 2001

Texte intégral

AVEC CADRES
Partie 1
    Point de départ     

otre point de départ est le schème de pensée traditionnel et religieux dans lequel on semblait attribuer à la chair, au corps ou à la matière une valeur négative.  Le corps était sale.  Il était impur.  Il était symbole d'esclavage ou de « chute ».  En contrepartie, on proposait l’âme ou, d'autres fois, l’esprit (nous discuterons de cette nuance), siège de notre véritable identité, gage de notre dignité. 

1 °   Identité et supériorité:
Comment l’identité humaine était pensée

Voici comment l'être humain s'est pensé.  Dieu a créé l’être humain, mais il l’a créé à son image.  L’être humain participe de la divinité comme nulle autre créature.  Il est l’égal de Dieu.  Voilà la grandeur du Dieu qui est le nôtre.  Il nous ouvre tellement son coeur qu’il partage avec nous son trône.  Il n’appartient qu’à nous de nous y élever.  Et seul les êtres humains, parmi toutes les créatures, possèdent l’attribut essentiel de la divinité, l’attribut essentiel de tout être qui est créateur et non seulement créature : la liberté.

2

C’est ainsi que l’être humain s’est pensé lui-même.  Cette « infrastructure identitaire » est d’abord celle d’un être fier.

Par ailleurs, dans l’histoire de la philosophie, l’intelligence et la liberté seront souvent les deux côtés d’une même médaille, l’intelligence étant, faudrait-il supposer, ce qui rend la liberté possible.  Et c'est en vertu de son intelligence que l'être humain s'est pensé comme au sommet de la nature, en vertu donc de cette faculté qu’il appelle « esprit » et qui ressemblait le plus, à ses yeux, à l’attribut essentiel des Dieux.

Mais l’intelligence était simplement l’attribut essentiel de l’être humain lui-même, du moins de l’être humain tel qu’il se concevait et se conçoit encore aujourd’hui.  Celui-ci a voulu imaginer son Dieu comme un être suprême et il a voulu imaginer que cette suprématie reposait sur une qualité qu’il apercevait déjà en lui-même et qu'il estimait déjà le plus hautement.  L'être humain s’est dit essentiellement intelligent, il a posé l'intelligence et le savoir au sommet des valeurs et, comme il se trouvait (par hasard n’est-ce pas ?) à être le plus intelligent de tous, il s’est permis de se croire supérieur à tous.

Digression ...  

3

Quant à la supériorité, n'importe quel autre animal aurait pu se dire supérieur pour des raisons propres à son espèce.  L’éléphant pourrait bien se dire supérieur à son tour en substituant l’attribut « intelligence » par un attribut tel que « longévité », « grosseur » ou même « mémoire », puisqu'il a, à ce qu’on dit, la meilleure des mémoires.   Bref, le schème de pensée religieux, dans la mesure où il place les humains au faîte de la nature, est le schème de pensée d’un animal fier.

L’assertion de supériorité n'est pas la simple reconnaissance d'un fait.  Cette assertion est aussi une assertion de valeur.  Car, par elle, on dit essentiellement : l’être humain est précieux parce qu’il est supérieur.  Parce qu’il n’est pas un simple animal, parce qu’il s’apparente à Dieu, parce qu’il est supérieur, l’être humain doit être respecté et traité avec amour.  Voilà le fond de l'affaire.  Il fallait bien un appui quelconque à la dignité humaine.  Cependant, s'il est vrai que l'être humain doive être respecté et traité avec amour, fonder cet avis sur l'idée de supériorité fut une erreur qui finit par coûter cher à l’humanité.


               

Digression ...  

2°    Supériorité et valeur 

4

Sans perdre de vue notre sujet, lequel porte sur le rapport entre l'esprit et le corps et sur les idées communes concernant ce rapport, arrêtons-nous un moment à ces questions de valeur et de supériorité.  Cette présomption qu'affichait le genre humain à l'égard de son statut dans la « Création » peut nous sembler vaine.  Toutefois, il est important de noter que malgré sa formulation imparfaite, cette prétention de supériorité soutenait une exigence vitale dont l'utilité fonctionnelle semble indubitable.  Car, en principe, cette prétention laissait entendre que l'être humain a une valeur alors que les choses n'en ont point et, en pratique, cela eut pour résultat d'assimiler la distinction humain/non-humain à une distinction entre fins et moyens.

 Mais il n’y a là rien de plus sain, naturel et bon !  

Papa loup et maman louve prennent soin de leurs louveteaux et collaborent avec la meute pour le plus grand bien de l'ensemble des loups.  Tout ce qui est extérieur à la meute peut donc lui servir de  moyen alors que la meute dans son ensemble représente une fin.   Ne pourrions-nous pas, à la lumière de ces réflexions, énoncer les deux préceptes suivants, que nous pourrions désigner d'axiomes existentiels fondamentaux ?

  1. La vie est pour elle-même une fin, et ce qui lui est extérieur est, pour elle, moyen.
  2. Les êtres avec lesquels nous partageons une identité sont pour nous des fins.

En se fondant sur ces axiomes, nous pourrons dire « nous devons le respect à nos semblables, non parce qu'ils appartiennent à une espèce supérieure, mais simplement parce que ce sont nos semblables ». 

Digression ...  

L’impératif chrétien « respecte l’être humain parce qu’il est supérieur » avait donc une valeur fonctionnelle indéniable et naturelle.  Seulement, il fallait dire que les êtres humains doivent être respectés par les êtres humains simplement parce que nous, êtres humains, autant que toute autre forme vivante, devons toujours le respect — et l'amour, le souci et l'estime — à nos semblables simplement parce que ce sont nos semblables, et non parce que nous serions des êtres intelligents, libres, supérieurs ou je ne sais quoi encore.  Et il ne s'agirait pas là d'une loi à laquelle nous devons être contraints à contrecoeur, mais d'une règle de laquelle nous ne saurions nous soustraire sans nous priver du bonheur et sans inscrire la fausseté au fond de nous-mêmes, bref, sans aller contre notre nature.

Il se pourrait fort bien que, d’un point de vue objectif, l’être humain soit effectivement un animal supérieur à tous les autres ; mais si c'était le cas, ce ne serait pas encore pour cette raison que les êtres humains devraient juger la vie humaine au-delà de tout prix.  Le respect de son prochain doit avoir des raisons subjectives et non objectives.  Dire que l’être humain doit être respecté parce qu’il est « X », « Y » ou « Z » n'était qu'une manière primitive de balbutier approximativement ce qui était ressenti clairement : que la présence du semblable appelle le respect.  D’ailleurs, les religions s’expriment avec beaucoup plus de conséquence lorsqu’elles dictent d’aimer notre prochain parce que c’est notre frère.

5

Ceci devrait compléter notre aperçu du point de départ.  Essentiellement, nous avons (ou nous avions) :

  • un être qui s’est pensé valable,
  • qui s'est pensé valable parce qu'il se disait supérieur,
  • qui a fondé cette supériorité sur un attribut, l’intelligence ou la liberté,
  • un attribut qui semblait distinct du corps et qui semblait même s’opposer au corps.

Les raisons pour lesquelles la chose immatérielle a été valorisée et investie de dignité, par opposition au mépris qui a été réservé au corps, n'ont pas été, à ma connaissance, exposées de manière explicite et satisfaisante.  Pourquoi cette divergence de statut ?  Il y a effectivement une divergence de statut à reconnaître ; cependant, il est difficile d'expliquer et de justifier cette divergence, d'en spécifier la nature et d'en tirer des conséquences sans verser dans des thèses assez douteuses.

Cette matrice conceptuelle, plaçant l'esprit à la cime des êtres et le corps loin sous les nues où pouvait s'élever le premier, donnera lieu à la lutte que se sont livrée le spiritualisme et le matérialisme ; cette lutte conduisit au renversement qui constituera notre point d'arrivée.

6

Il peut être utile, avant de poursuivre, de distinguer deux volets à l'enquête.  D'une part, il y a les questions qui portent, en quelque sorte, sur les faits, celles qui portent sur la nature des éléments en cause.  Quelle est, par exemple, la nature de l'esprit, du corps et du lien qui les unit ?  D'autre part, il y a les questions qui portent sur les valeurs qu'on a pu attribuer à ces divers éléments ou encore sur les valeurs qui découlent des idées qu'on a pu entretenir au sujet de ces éléments que sont le corps, l'esprit et le rapport qui les lie l'un à l'autre.

C'est le premier volet, celui du dualisme, qui nous intéresse de plus près.  Il est, je crois, plus fondamental.  Toutefois, ce sont les conséquences des idées qui se trouvent dans le deuxième volet que l'enquête nous conduit à remettre en cause.


TABLEAU

LES DEUX VOLETS DE L'ENQUÊTE


NATURE
du corps, de l'esprit et de leur rapport
VALEUR
du corps et de l'esprit
Questions ontologiques Questions éthiques
Y a-t-il plus de « réalité » à l'un qu'à l'autre ? L'esprit, soit fondement de la dignité de l'être humain,
Quelle est la nature du rapport entre le corps et l'esprit ? soit épiphénomène insignifiant.
Est-ce un rapport causal ? Le corps, soit matière physique et seule réalité reconnue,
Ou le corps et l'esprit sont-ils « la même chose » ? soit objet de mépris au-dessus duquel il faut s'élever.

               

     Point de transition     

7

L’idée que l’identité de l’être humain se trouvait dans son immatérialité ne pouvait faire autrement qu’être contestée.  Pour les spiritualistes, l’identité immatérielle — volonté, âme, conscience, esprit ou même intelligence — devait représenter un principe qui échappait au déterminisme.  Comment l'humain pouvait-il être libre et maître si tout était déterminé d'avance par les conditions matérielles dont il héritait ?  Partageant ce même préjugé de fond, les matérialistes étaient d'avis qu'en prouvant que l'intelligence était un fait bien matériel on démontrait avec autant d'aplomb l'insignifiance du fait interne et toute l'importance des faits dits « physiques ».  Il serait difficile de nier que tel était véritablement le cadre qui donnait un sens au débat.  L'intérêt pour l'intelligence artificielle est exemplaire à cet égard.  Combien de penseurs ont contesté la possibilité d’une véritable intelligence artificielle ?  Ceux-ci espéraient soutenir par là que la volonté devait échapper aux lois de la physique.  Combien d'autres ont cherché, par contre, à démontrer que l'intelligence artificielle était réalisable ?  Ces derniers cherchaient pour leur part à démontrer que l'intelligence était un fait « strictement » matériel et, donc, naturel.

3 °     La dispute matérialistes-spiritualistes

La conclusion de cette dispute ne pouvait être que tranchante.  S’il y avait un seul principe qui échappait au déterminisme, les spiritualistes gagnaient ; dans le cas contraire, il ne leur restait rien et l’esprit ne pouvait être qu’un « fantôme dans la machine ».

8

Cette lutte entre les tenants de la liberté métaphysique et les adhérents du déterminisme opposait aussi des « idéalistes » à des « réalistes ».  Qu’est-ce qui détermine « vraiment » notre action ?  demandait-on.  Nos idées ou notre matière ?  Pour l'idéaliste, ce peut être nos idées ; selon un point de vue réaliste, ce ne pourra être que nos pulsions vitales, c'est-à-dire, organiques et, à la fin, physiologiques.

Marx croyait nos idées déterminées par nos conditions matérielles externes.  Le langage freudien, quoique rien en lui ne renvoie aux réalités physiques, évoque néanmoins un déterminisme pulsionnel difficilement séparable d'un sous-bassement physique donnant lieu, assurément de façon obscure, à un imaginaire organique et physique déculpabilisant.

 Phrase-image : "Ce n'est pas moi; ce sont mes hormones !" 

Sous le déterminisme de la psyché se cachait, devait-on croire, le déterminisme — plus radical, n'est-ce pas ? — de la matière.

Sociologues, cartographes des conditions externes, et neurologues, cartographes des conditions internes, croyaient que, en principe, tout comportement pouvait être expliqué à partir uniquement de données objectives, objectives dans le sens de quantifiables et observables.

Plus important encore, ils étaient certainement de l’avis qu'il n'y avait pas d'autre façon de comprendre notre conduite et qu'il n'y avait donc rien de mieux à faire que d’essayer de la comprendre objectivement... 

Arrive alors Skinner et le summum de l’époque glorieuse du déterminisme.  En effet, le behaviorisme était une manière d’essayer de penser l’être humain sans faire référence à ces embarrassantes entités telles que la volonté et la conscience.

Peut-être devrais-je indiquer où ces réflexions pourront nous conduire éventuellement (dans d'autres textes).  Éventuellement, il s'agira de soutenir la valeur des rapports subjectifs et démontrer que maints efforts déployés en « sciences » humaines sont contreproductifs parce qu'ils transforment en objet ce qui doit être reconnu comme un sujet, c'est-à-dire comme un être devant nous avec qui nous devons entrer en pourparlers et non comme un objet à qui il nous appartient de mieux le comprendre pour mieux le manipuler, même si nous n'avions que son bien en vue.

Il ne s'agit pas simplement de dénoncer l'instrumentalisation des rapports humains.  Il s'agit plutôt d'identifier le fondement des erreurs (métaphysiques) qui nous ont poussés sur la voie de l'instrumentalisation et de démontrer pourquoi nous ne pouvons suivre une autre voie à moins que nous ne corrigions ces erreurs.

Digression ...  

9

Le débat a persisté jusqu’à nos jours, sans changer dans sa structure. Toutefois, plus la science progressait, plus elle semblait découvrir « les déterminants » de la conduite humaine.  Le discours des spiritualistes a dû vaciller.  Ceux-ci ont voulu prétendre que la science ne pouvait pas tout expliquer et qu’il « restait » un espace à la liberté.  Ainsi, par un fâcheux enchaînement, l'espace de la liberté a été rétréci à celui d’un piètre « résidu », ne laissant à la liberté que le terrain des choses dont les principes même nous échappaient.  Au fur et à mesure que cet espace semblait se rétrécir, on a vu l’argumentation spiritualiste se transformer de plus en plus en argutie, en complexifications évasives.  Ces gains et ces pertes métaphysiques auraient pu être sans conséquences, si la liberté métaphysique n'était pas ce sur quoi on fondait le droit et la dignité humaine.  Pourquoi donc fallait-il qu'il en soit ainsi et pourquoi donc fallait-il craindre la vérité « déterministe » ?

10

On avait plusieurs raisons de craindre le « dogme » déterministe.  Mais est-ce le déterminisme comme tel qu’il fallait craindre ou les conclusions erronées qu’on en tirait ?  Si l’être humain est un robot, disait-on ou croyait-on secrètement, alors il est sans dignité, il est sans valeur.  Le titre du best-seller de Skinner rend cette pensée de fond explicite : Par-delà la liberté et la dignité.  Si l’être humain n’était qu’un corps, il était méprisable.  Voilà pourquoi on s’est débattu avec tant d’ardeur et d’acharnement contre l’admission de la thèse déterministe.  Or, c'était précisément ce rapport entre le statut de chose et l'absence de valeur qu'il fallait remettre en cause.  On a soutenu une thèse sur le rapport entre le corps et l’esprit, une thèse sur le dualisme, en raison d’idées préconçues, non pas concernant la nature de l'un ou de l'autre, mais concernant la valeur qu’on attribuait aux concepts de corps et d’esprit.

Il se trouvera peu de gens pour reconnaître qu’ils accordent une valeur négative à l’ordre de la matière, à ce qui n’est qu’une chose.  Mais même lorsque nous voulons consciemment les abandonner, nous restons imbibés de ces infrastructures mentales et des schèmes de pensée qui peuvent s'appuyer sur elles.

Admettre le déterminisme, c’était admettre que nous n’étions qu’un corps ; c’était admettre, croyait-on, un monde désenchanté ; non seulement un monde où le miracle était absent, mais aussi un monde où tout le réel se réduisait à un fait, le corporel, que tous les esprits avaient été habitués à mépriser.  Mais il y a plus encore.  Admettre le déterminisme, ce n'était pas seulement s'identifier à une nature basse et cesser de croire à un univers enchanté en lequel, en plus de compter sur l'oeil bienveillant de Dieu et sur ses miracles, on comptait sur la vie après la mort.  Plus important encore du point de vue qui nous concerne ici, admettre le déterminisme, c'était admettre un monde dans lequel nous ne nous retrouvions plus, un monde dans lequel nous ne savions plus reconnaître un sens à notre présence.  Car dans un monde d'atomes, il n'y avait, apparemment, résolument ni conscience, ni volonté, ni être interne.  Dans un monde d'atomes, la conscience n'a plus que le statut d'un épiphénomène, d'un fantôme dans la machine.  Ce sera l'objet du prochain chapitre.

11

Aujourd’hui, presque tous sont unanimes, car même ceux qui veulent défendre l'idée de la liberté métaphysique ne savent le faire sincèrement ; la vérité peut transparaître même dans les coeurs qui se ferment à elle.  Tous, dans le fond, admettent la thèse déterministe et personne ne sait comment lui résister.  Il en reste qui clament que l’être humain est libre, mais l’hystérie dans leurs voix trahit le fond de leurs coeurs.  Chacun est gagné par l’idée que ce qui est réel, c’est l’atome, la molécule, le physique et que l’esprit est un rien, une illusion, un fantôme.  Ce sera notre point d’arrivée, le point où nous en sommes aujourd’hui.  Mais dans cette démêlée, on a perdu de vue l’essentiel...



               

 

Résumé cartographique

suite, partie 2