Histoire du débat entre le matérialisme et le spiritualisme, entre l’esprit et le corps.  Revue épistémologique du sens et de la valeur des concepts de subjectivité et d’objectivité.visiteurs non visuels, aller à : Arrêter la musiquedébut de la barre de navigation du sitedébut de la table de matière du textedébut du texte



 

 Entête : « JE SUIS UN CORPS » 

D’un déséquilibre métaphysique à un autre

Ou : jeter le bébé, et garder l’eau

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1

Notre point de départ est donc le schème de pensée religieux, lequel accorde une valeur négative au corps.  Le corps était jugé sale, symbole de déchéance.  Dans le passé, l’homme s’identifiait à son âme et à Dieu, duquel il se disait l’image.

2

L’attribut essentiel de ce Dieu dont nous étions l’image était la liberté.  L’intelligence (l’« esprit », la chose immatérielle) était ce qui rendait possible la liberté et fondait en même temps l’idée de la supériorité du genre humain.  L’être humain se disait supérieur en vertu de son intelligence.

  Digression 1

Intelligence et identité : 
égocentrisme de l’intelligence

Ce sont les penseurs qui ont prétendu que c’est l’intelligence qui démarque l’être humain.

3

N’importe quel autre animal aurait pu se dire supérieur pour des raisons propres à son espèce.

  Digression 2

Deux méprises fâcheuses

  1. Lier le sort de la dignité au sort de la divinité suggère qu’un être naturel (c’est-à-dire, terrestre) est sans valeur.

  2. Lier la dignité à la supériorité suggère que les personnes douées ont plus de dignité que les autres.
4

Cependant, l’assertion de supériorité en soi avait une valeur fonctionnelle, car elle est une assertion de valeur relative.  Elle ordonne de prendre soin de soi et des siens, ce qui, en soi, est sain, naturel et bon.  La valeur fonctionnelle de l’assertion de supériorité nous suggère deux axiomes fondamentaux de la vie : 1) La vie est une fin pour elle-même  2) Nos semblables sont des fins pour nous.

  Digression 3

Défense provisoire des axiomes fondamentaux de la vie

5

Nous avons donc un être qui s’est pensé supérieur en vertu d’attributs spécifiques, l’intelligence ou la liberté, des attributs qui, surtout, semblaient s’opposer au corps.  Cette matrice idéologique du genre humain donnera lieu à une lutte épique entre les spiritualistes, défenseurs de la liberté et principaux agents de l’ardent refus de l’identité corporelle, et les matérialistes, ou déterministes, pour lesquels seul le corps ne pouvait avoir de valeur réelle.

6

Il faudra toutefois distinguer entre l’idée que l’esprit est séparé du corps de l’idée que l’une ou l’autre de ces composantes, l’esprit ou le corps, a plus de valeur, de réalité, de signifiance ou de dignité, que l’autre.

7

Pour les déterministes, la vie et la pensée devaient être conçues comme des faits entièrement naturels ou matériels.  Pour les spiritualistes, l’être humain ne pouvait pas être seulement un corps.

8

Cette lutte opposera aussi les idéalistes aux réalistes.  Psychologues, neurologues ou sociologues, voilà autant de « réalistes » cherchant à comprendre l’être humain sans se référer à cette embarrassante entité, la volonté, la conscience.  Même la psychologie, en effet, cette « science de l’ ’âme’ », ne cherchait de celle-ci que les déterminants objectifs, comme les divers « instincts », à travers lesquels croyait-on sans doute apercevoir les bases matérielles de nos choix.


  Digression 4

Une dispute qui reste contemporaine

Nous découvrons le reflet du même débat dans l’opposition entre la philosophie analytique et la philosophie continentale.

9

Comme ces sciences progressaient, l’« espace » de la liberté semblait se rétrécir, au grand désespoir des spiritualistes.  Cet espace se réduisait, selon toute apparence, à ce que la science ne savait expliquer. Or, on ne savait plus comment aller par-delà la liberté sans aller par-delà la dignité, ce qui conduisit, à divers degrés, à l’instrumentalisation des rapports humains et, souvent, à la banqueroute en philosophie morale.

10

Est-ce le déterminisme qu’il fallait craindre ?  Ou était-ce les fausses conclusions qu’on en tirait ?  Pour admettre que les êtres humains ne puissent être que matériels, faut-il admettre qu’ils soient sans dignité ?  Les structures mentales qui conduisent à une telle admission restent présentes, que cette présence elle-même soit admise ou non.  Admettre le déterminisme, c’est, semble-t-il, s’identifier à une nature basse.  Ce sera aussi, ce qui nous concerne plus, admettre un monde dans lequel nous ne nous retrouvons plus puisque, dans un monde d’atomes, il n’y a, apparemment, résolument ni conscience, ni volonté, ni être interne.

11

Aujourd’hui, chacun est gagné par l’idée que c’est le physique qui est réel et que l’esprit est un fantôme dans la machine.  Les matérialistes l’ont emporté.  Mais c’est une victoire par défaut.  Les spiritualistes ont-ils défendu ce qu’il fallait défendre ?  Dans la mêlée, n’aurait-ont pas perdu de vue l’essentiel ?

12

Ces idées de fond agiront en politique et en morale, entre autres lorsqu’on répondra aux défenseurs de la liberté et de la responsabilité individuelle en soulignant que l’être humain « n’est pas libre de toute façon ».

13

Ce qui aurait été perdu serait le sens de l’intériorité.  L’intériorité, entendue par opposition à une « extériorité », a une valeur identitaire : je suis l’ « ici ».  L’intériorité n’est pas un « ici » spatial.

14

Il faut reconnaître le mystère de l’esprit pour ce qu’il est et non le confondre avec le dit « mystère » de l’intelligence.  C’est le mystère de l’expérience que le dualisme esprit/matière nous contraint de confronter.

15

Pourquoi l’expérience demeure-t-elle insaisissable par le langage physicaliste ?  L’explication physique ne décrit qu’une correspondance entre le physique et l’esprit sans inscrire dans la série causale rien qui n’appartienne à l’esprit ; elle rate son objet.

16

Les discours opposés, idéalistes ou autres, se résument trop souvent à affirmer gratuitement que nous ne sommes pas que des êtres matériels.  Parfois, reconnaissant l’incohérence de tels discours « indéterministes », on lancera l’idée d’une pluralité de niveaux de déterminations, dont la matière ne serait que le plus rudimentaire.


  Digression 5

Esprit et énergie

Concevoir une analogie entre l’esprit et l’énergie, c’est retomber dans le matérialisme.  Le concevoir comme un fait plus raffiné que la matière, c’est retomber dans le piège du suprémacisme de l’esprit sur la matière.

17

Cependant, même si ces formules spiritualistes étaient erronées, celles-ci traduisaient une vérité importante : que le langage matérialiste ou naturaliste ne peut saisir l’expérience vécue.  On avait donc raison de s’épouvanter, si l’on peut dire, devant la science : celle-ci exclut et, par conséquent, nie notre être réel.  Cependant, cela ne signifie pas qu’il faille pour autant douter de la métaphysique matérialiste.

18

Le dualisme est intrinsèque à l’expérience.  Il s’agit de la différence entre l’être vu et l’être vécu (1).

19

Comment rapprocher l’expérience et l’atome ?  Raymond Ruyer répond : l’esprit est le noumène ou l’être en soi du corps.  Nos représentations ne sont que les effets que les choses ont sur nous, et non les choses mêmes.  L’écart insondable qui s’impose entre l’esprit et la matière ne serait donc rien d’autre que cet écart incontournable qu’on doit prévoir entre notre représentation d’une chose et son être en soi.

20

Cela appelle une réflexion sur ce qu’implique le fait de voir.  La représentation est un accès indirect aux faits extérieurs, les faits que je ne suis pas, mais comme je suis l’être affecté, je suis l’affection, la représentation, et j’aurais, en vertu de cette condition, un accès direct à moi-même (2).

21

Ces réflexions nous aident à comprendre le fondement de la différence qu’il peut y avoir entre le vécu et la connaissance objective : l’expérience serait, dans notre cas, ce même être que nous présumons en tout objet et dont la nature serait censée être, en principe, inconcevable et inatteignable par la pensée humaine.

22

Ainsi, l’esprit ne nous apparaîtrait plus comme un troisième « type » de réalité, incompatible avec les deux types qu’admet déjà le réalisme : le noumène et le phénomène, car notre vécu correspondrait au noumène de notre corps.

23

Cette thèse de l’identité (du corps et de l’esprit) a un double avantage :

1) Elle explique pourquoi une approche matérialiste et scientifique à la conscience serait une fausse route

2) Elle ne remet pas en cause l’ontologie naturaliste ; au contraire, elle en découle

Il nous est donc possible d’ouvrir les voies vers une compréhension du rapport entre le corps et l’esprit où nous pourrons affirmer l’irréductible sans qu’il nous soit nécessaire de nous confronter à l’ontologie naturaliste ou d’adopter des éléments métaphysiques dont une raison critique ne saurait que faire.

24

Toutefois, sans remettre en cause le matérialisme, cette nouvelle perspective transforme notre compréhension du rapport entre le corps et l’esprit et notre évaluation des faits subjectifs, comme celui de la volonté.

25

En effet, s’il nous arrive d’imaginer notre volonté comme impuissante, c’est que nous cédons au préjugé selon lequel il y a plus de réalité dans la matière qu’il y en a dans l’esprit.  Suivant cette pente, et non sans quelque incohérence, nous pouvons croire que la matière est la base et, en quelque sorte, la cause de l’esprit.

26

La thèse de l’identité devrait chasser cette idée d’une déficience de réalité attribuable à la volonté, elle devrait dissiper l’impression commune de l’insignifiance relative des faits subjectifs.

27

De plus, comprenant l’être subjectif comme étant d’une nature inconnaissable objectivement, nous comprendrons que celui-ci nécessite pour sa compréhension une tout autre approche que celle que peut nous proposer la science.  Il sera alors question de connaissances subjectives.

28

Nous retrouvons par là les bases d’une théorie de l’identité (personnelle) et nous pouvons faire état de quelques ramifications possibles d’une telle théorie dans le contexte d’une philosophie morale.

Conclusion :

29

Qu’est-il arrivé au juste ?  L’être humain est devenu intelligent.  Il a développé la capacité de se voir comme objet et de s’oublier comme sujet.  Ce jour-là, alors que la représentation se substituait à la réalité, l’homme est devenu moyen pour lui-même.

30

Sans remettre en cause le naturalisme, cette approche transforme, sur le plan de l’ontologie, notre compréhension du rapport entre le corps et l’esprit.  Il ne sera plus question de rapports de nature causale entre le corps et l’esprit, ni de réduire l’un à l’autre.  Sur le plan épistémologique, ce qui se retrouve dans le fait, une dualité du savoir, savoir objectif et subjectif, se trouve consacré en théorie ; comme nous retrouvions un statut au sujet, nous retrouvons un statut significatif au savoir subjectif.

31

C’est sur le plan de la morale que se retrouvent les conséquences les plus appréciables de cette approche métaphysique.  Comprenant l’être interne comme notre être concret et réel, nous retrouvons la base de la valeur que cet être avait perdue en héritant de l’identité du fantôme dans la machine.  Il faudra ultérieurement démontrer le rapport d’essence entre, d’une part, le moyen et le regard objectif et, d’autre part, la fin et le regard subjectif.  Le tort qui consiste à traiter un sujet comme un objet a longtemps été senti, mais les raisons pour lesquelles c’est là un tort ne demeuraient que vaguement comprises.

32

L’approche subjective est par définition intersubjective.  Reconnaître autrui comme un sujet, c’est se lier à lui et être avec lui.  Cet espace qu’est celle de l’intersubjectivité, espace d’identité commune et d’appartenance, lieu du souci, se manifeste par la parole, par la communication sous toutes ses formes.

  Post-scriptum

Qu’il ne faut pas nier le déterminisme en disant « l’être humain n’est pas une simple chose ».

Notes

1.  S’inspirant d’un texte de Fichte (Initiation à la vie bienheureuse, voir spécialement les 3e et 4e Conférences), Laurent Guyot écrit : « Ainsi apparaît de mieux en mieux la véritable opposition : celle entre être et voir, entre vivre et savoir. » (« Le savoir absolu comme expression de l’absolu »)

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2.  Nous croisons ici les pas de saint Augustin : « L’affirmation de l’âme est prise de la connaissance qu’elle a d’elle-même », lisons-nous à l’endos d’un livre, signé Aimé Forest, dans lequel ce dernier écrit « La connaissance de l’âme par soi est l’un des thèmes essentiels de l’augustinisme. » (L’avènement de l’âme, Paris, Beauchesne, 1973, p. 7).  Housset en reconnaît autant dans La vocation de la personne (Paris, P.U.F., 2007) et nous dirige vers La Trinité, IX, iv, 9 et XV, xii, 21.

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Indroduction

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